Soirée spéciale transidentité d’M6 : une déception en termes de traitement médiatique
Qu’est-ce que cela signifie qu’être transgenre ? Nombreuses sont les personnes pour qui cela reste encore obscur. C’est pourquoi, ces dernières années, à mesure que la société est de plus en plus sensible à ce sujet, la télévision s’empare de la question de la transidentité. Pour le meilleur et pour le pire ? Dernier exemple en date : une soirée spéciale transidentité proposée par M6 ce jeudi.
«En France, il y aurait plus de 15 000 personnes transgenres, c’est-à-dire qui ont exprimé le besoin de changer de genre», avance Karine Le Marchand, animatrice et productrice de la soirée spéciale transidentité d’M6, dans les premières secondes de celle-ci. Si, sur ce sujet, la six ne s’est pas encore risquée à s’aventurer sur le terrain de la fiction, contrairement à TF1 (pour laquelle nous pouvons citer les téléfilms «Louis(e)» en 2017 ou «Il est elle» en 2020), elle s’est déjà essayée, avec plus ou moins de réussite, aux documentaires et aux reportages (notamment avec un numéro du magazine «Zone interdite» en 2017, intitulé «Être fille ou garçon, le dilemme des transgenres»).
Cette fois, ce n’était pas moins qu’une soirée spéciale qu’M6 accordait au sujet de la transidentité ce jeudi 6 novembre.
Visuel promotionnel du documentaire - Communiqué de presse d’M6
Au programme ? Dans un premier temps, un documentaire inédit intitulé «Trans : uniques en leur genre», qui invite à suivre pendant un an Emma, 63 ans, Aéla, 34 ans, et Zach, 18 ans, trois personnes transgenres aux parcours de vie et de générations différentes.
Visuel promotionnel du débat – Communiqué de presse d’M6
Puis, dans un second temps, un débat en plateau nommé «Enfant transgenre : que faire ?» et qui propose de «trouver des réponses aux questions que les parents se posent» pour pouvoir «répondre au mal-être» de leur enfant s’il se dit transgenre et l’«accompagner au mieux». Autour de la table, quatre invité/e/s : Zach, un des témoins du documentaire ; Serge Hefez, psychiatre, psychanalyste et auteur d’un ouvrage sur les processus de transition chez les enfants et adolescent/e/s ; Solange, accusée de transphobie par diverses associations et avant tout mère d’une fille transgenre «en conflit ouvert avec elle» du fait qu’elle «est contre les transitions chez les mineurs et refuse de l’accompagner dans sa volonté de changement de sexe» ; et Blandine, créatrice du podcast «Rebelles du genre» et présentée comme «très critique sur ce qu’elle nomme le ‘phénomène transgenre’».
Une programmation jugée problématique à plus d’un titre avant même sa diffusion
A première vue, au vu de la taille du dispositif et de l’heure de grande écoute à laquelle elle est proposée, cette programmation d’M6 pourrait être saluée, du fait de la nouvelle opportunité qu’elle offre de mettre en lumière la question de la transidentité. Problème : avant même sa diffusion, cette soirée spéciale suscitait déjà inquiétudes, mises en garde et critiques de la part de nombreuses associations et personnes transgenres. La raison ? La bande-annonce diffusée par la chaîne pour faire la promotion du documentaire.
La Briochée, drag queen et candidate transgenre de la première saison de «Drag Race France» (francetv slash/France 2), a, pour sa part, été mise «extrêmement mal à l’aise» par celle-ci. En cause notamment : «cette constante centralisation sur les opérations chirurgicales» qui se retrouve dans de nombreux documentaires et autres reportages télé consacrés à la transidentité et qu’elle pressent également dans ce documentaire, au regard de ce qu’en donne à voir sa bande-annonce. Pour la drag queen, cela laisse entrevoir le corps d’une personne transgenre uniquement d’un point de vue médical, ce qui le «pathologise systématiquement». Autre reproche formulée par La Briochée : le fait que la bande-annonce ne mette en avant que l’idée selon laquelle une transition serait une terrible épreuve, pas toujours comprise et acceptée par l’entourage des personnes concernées. Un «sensationnalisme mêlé de misérabilisme» qu’elle estime être «un discours vieilli», nous confie t-elle. «Je ne minimise pas le parcours des personnes trans pour qui ça se passe difficilement. Simplement, ces histoires-là, on les connaît par cœur, on les entend depuis la nuit des temps», regrette La Briochée.
Même son de cloche du côté de l’AJL, l’association des journalistes LGBT+, qui s’inquiétait, étant donné le communiqué de presse et les extraits visionnés par des journalistes, que le documentaire fasse, «une énième fois, la part belle aux images choc et aux seuls témoignages dépolitisés». Mais ce qu’appréhendait davantage encore l’association, c’était le débat. D’une part, «son titre est insupportable et laisse entendre que les personnes trans sont des problèmes pour la société. Il est la promesse d’une nouvelle agitation de la panique morale entourant les enfants trans», expliquait l’AJL sur le réseau social Twitter. D’autre part, «la polarisation pour/contre du débat est une facilité de programmation qui laisse la voie libre aux opposant/e/s aux droits humains. […] La liberté d’expression n’est pas un passe-droit qui exonère du cadre légal : la transphobie est une discrimination reconnue par la loi. A l’heure où les offensives transphobes sont nombreuses, M6 ne peut laisser ce type de discours se propager ainsi», poursuivait l’AJL.
Un constat partagé par «Fransgenre», association d’entraide et d’information destinée aux personnes transgenres, dont le communiqué au sujet de la soirée spéciale d’M6 a été signé par trois député/e/s, ainsi qu’une soixantaine d’associations, collectifs et organisations, dont Nous Toutes, le Planning Familial, ou encore Act Up Paris. «Nous enjoignons M6 et tout autre média à traiter le sujet de la transidentité avec respect et rigueur. […] Nos vies et nos droits ne sont ni un sujet de divertissement, ni un sujet de débat. Nos corps nous appartiennent. […] Nous ne sommes pas des bêtes de foire. Et encore moins le punching-ball sur lequel faire de l’audimat à bas coût : des vies sont en jeu», développait «Fransgenre» dans son communiqué.
Sélection non-exhaustive de réactions d’associations à la soirée spéciale d’M6 - Twitter
Finalement, un documentaire ambivalent et un débat inutile
Maintenant que le documentaire et le débat ont été diffusé par M6, pouvons-nous affirmer que les craintes de ces nombreuses associations et personnes transgenres étaient fondées ? Et bien oui et non.
«L’important était de ne pas blesser les personnes transgenres mais de parler au plus grand nombre parce que le but est de faire évoluer les gens qui ne sont pas concernés. […] La plupart des français n’ont pas d’idée sur le sujet. Ils observent ce sujet parfois avec amusement, parfois avec dégoût et pour la majorité, avec une grande neutralité. Ils ne connaissent pas et je pense qu’ils ont envie de se faire un avis. Ce documentaire leur est destiné. […] Nous ne sommes pas là pour convaincre les convaincus», expliquait Karine Le Marchand dans une interview accordée à PureMédias ce jeudi. Là-dessus, cela s’est vu : d’un côté, la démarche de vulgarisation de certains termes du lexique associé à la transidentité (comme transition, dysphorie de genre, deadname…) est appréciable. De l’autre, certains partis-pris du documentaire peuvent donner matière à débat, tout en sachant qu’ils sont clairement et légitimement dénoncés par un certain nombre de personnes transgenres et d’associations. Par exemple, est-il nécessaire de nous donner aussi fréquemment le prénom que les témoins du documentaire portaient avant leur transition ? De nous montrer autant de photos et de vidéos antérieures à la transition des témoins ? De les mégenrer (parler d’elles au masculin au lieu du féminin, ou inversement) à de multiples reprises ? Nous pouvons certes imaginer qu’il s’agit d’une manière pour la production du documentaire de s’assurer que le public ne perde pas le fil dans la compréhension de la vie des personnes interrogées, entre leur vie avant et après leur transition. Il est vrai, de plus, qu’Emma, Aéla et Zach ne sont jamais désigné sous leur ancien prénom ni mégenré lorsque le documentaire parle d’iels [pronom neutre, contraction de «ils» et «elles»] au présent, soit après leur transition. Pour autant, la production est bien parvenue à limiter ces occurrences avec Zach, qui a refusé de donner son deadname, et ne pouvait ignorer que cela est généralement blessant pour les personnes transgenres que quelqu’un fasse référence à leur première vie sur laquelle iels ont voulu tirer un trait.
Quoi qu’il en soit, des qualités peuvent également être plus unanimement reconnues au documentaire. Des qualités, qui plus est, peu souvent partagées par d’autres reportages ou documentaires sur ce sujet. C’est le cas, par exemple, de sa volonté de montrer (sans succès), grâce à une caméra discrète embarquée lors de plusieurs entretiens d’embauche d’Aéla, que de nombreuses personnes, notamment dans le monde du travail, sont responsables de discrimination transphobe. Autre exemple : la pédagogie de l’interview d’une substitut du procureur par Karine Le Marchand pour faire état du cadre juridique et des évolutions de la loi en matière de transidentité ces dernières années, ainsi que pour interroger les motifs pour lesquels la justice pourrait, à l’heure actuelle, refuser le changement de sexe d’une personne à l’état civil.
En revanche, il est vrai que de nombreuses craintes de personnes transgenres et d’associations étaient fondées. De multiples séquences sont effectivement problématiques pour le misérabilisme dans lequel elles versent: par exemple, pourquoi donner autant la parole aux parents, ami/e/s et conjoint/e/s à propos de la manière dont iels ont vécu la transidentité de leur proche au détriment du ressenti des personnes concernées ? Pourquoi présenter à ce point la transidentité comme «une épreuve» tragique, qui apporterait inévitablement et principalement son lot de souffrance, comme si le deuil de quelqu’un était fait, alors qu’entamer une transition vise, au contraire, à mettre un terme au mal-être d’une personne ? A ce titre, il semble que le documentaire peut difficilement être plus proche de la caricature et fournir autant du grain à moudre aux personnes transphobes qu’en diffusant une séquence durant laquelle la mère de Zach explique que le coming-out de son enfant lui a provoqué un syndrome post-traumatique grave, ce qui a fait naître en elle un syndrome de Gilles de La Tourette qui l’empêche désormais de travailler depuis plus de deux ans.
Le documentaire ne manque pas non plus de séquences qui interpellent par leur sensationnalisme. C’est le cas, par exemple, des reconstitutions grossières et inutiles qui illustrent ponctuellement les témoignages d’Emma, Aéla et Zach. De même, quel intérêt y a-t-il à donner le prix conséquent des opérations chirurgicales qu’a subi Aéla, puis de s’attarder assez lourdement sur le fait qu’elles lui ont été remboursé par la sécurité sociale, si ce n’est de conforter les personnes transphobes dans leurs positions selon lesquelles la transidentité est bel et bien une maladie qui, en plus, représente un coût exorbitant à la société ?
Si le documentaire peut donc paraître assez ambivalent à plus d’un titre, le débat qui a suivi sa diffusion, lui, semble tout simplement inutile. Nous ne reviendrons pas sur la divergence d’opinion entre Karine Le Marchand et de multiples associations au sujet de la légitimité ou non d’inviter des personnes connues pour leurs positions transphobes à un débat sur les réponses à apporter en tant que parent aux enfants qui manifestent une dysphorie de genre. Il s’agit simplement, ici, de souligner que la durée du débat – à peine vingt minutes – était clairement insuffisante pour ne pas avoir un débat quelque peu superficiel qui reste en surface. Tout ce que nous en retiendrons, si nous en retenons quelque chose, c’est, ainsi, probablement la forme plus que le fond : un échange plutôt équilibré en termes de temps de parole, de la contradiction apportée de part et d’autre des invité/e/s ou par Karine Le Marchand, deux invitées manifestant opposées à toute forme de transidentité dont la froideur et l’agressivité étaient palpables, et surtout des invité/e/s qui avancent leurs principales idées sans avoir le temps de les développer, ni de les confronter aux arguments des autres.
«Je ne connaissais rien du tout à ce sujet»
Face à certaines critiques émises en amont de la diffusion de la soirée spéciale, Karine Le Marchand a tenu à répondre : «Je ne connaissais rien du tout à ce sujet. Je me suis sans doute surprise à avoir des idées un peu négatives. Je voyais les Kardashian, avec le père qui devient femme et tout ça, et je me suis dit, c’est un phénomène de mode, c’est bizarre. Puis je me suis dit : ‘Karine, tu n’es pas tolérante, renseigne-toi’. C’est là que j’ai commencé à creuser cette thématique-là et que j’ai rencontré des personnes concernées et des spécialistes», racontait l’animatrice d’M6 à «C à vous» (France 5) le 30 septembre dernier.
Avant d’ajouter, ce jeudi, lors d’une interview pour PureMédias : «Je pense que certains militants auront toujours des raisons, qui leur appartiennent, de ne pas aimer ce programme car ils ne vivent que de manière radicale. Je sais que le fait que je ne sois pas transgenre et produise un doc sur ce thème va être détestable pour eux. Je ne peux rien y faire.»
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