Faits divers : un intérêt croissant mais récent du petit écran
La télévision parle t-elle trop de faits divers ? Au-delà des raisons qui poussent une partie du public à être demandeur, la chercheuse Claire Sécail faisait remarquer, il y a quelques années, que du côté des chaînes, l’intérêt suscité par les faits divers n’a pas toujours été celui qu’on lui connaît, loin de là.
«Faites entrer l’accusé», «Crimes», «Enquêtes criminelles»… En cette rentrée, pas moins de huit programmes dédiés aux faits divers sont diffusés sur sept chaînes différentes chaque semaine sur le petit écran. Et c’est sans compter sur les nombreuses séries policières, ainsi que sur les débats et autres longs formats proposés par les chaînes d’informations en continu.
La justice bientôt rendue à la télé ?
La dernière nouveauté en date se nomme «Justice en France» (France 2). Depuis l'an passé, la série-documentaire nous invite, dans chaque numéro, à suivre dans la longueur et de façon brute les moments les plus importants d’un ou de plusieurs procès, sans commentaires en voix off ni musique dramatique ou sensationnaliste en fond. Seules quelques précisions sont régulièrement apportées à l’écran aux téléspectateurices, que ce soit des éléments de contextualisation et de compréhension de l’affaire (toujours définitivement jugée par la justice au moment de la diffusion), des informations sur l’identité et le rôle des protagonistes qui interviennent, ou bien un complément sur le déroulé de l’audience et le jargon juridique. A la fin du numéro, Dominique Verdeilhan, présentateur de «Justice en France», revient brièvement sur ce qui vient d’être vu en compagnie de deux professionnel/le/s de justice. Derrière ce programme, l’objectif est de faire preuve de pédagogie en montrant concrètement «la justice au quotidien, avec ses forces, ses faiblesses et son humanité», de sorte à ce que tout un chacun puisse mieux comprendre comment elle fonctionne et lui fasse davantage confiance.
Si ce programme a pu voir le jour, c’est grâce à une réforme de la loi en 2021. En effet, depuis 1954, la presse audiovisuelle avait l’interdiction de capter et de diffuser des procès. Seules des images prises dans la salle d’audience avant le début du procès étaient, jusqu’alors, autorisées. Une décision motivée par une croyance du monde politique de l’époque en une certaine promotion de la criminalité si les faits divers venaient à être relayés, mais aussi et surtout, comme le raconte la chercheuse Claire Sécail dans un article paru en 2012 et intitulé «L’essor du fait divers criminel à la télévision française (1950-2010)», par «un sentiment de méfiance à l’égard des médias, d’abord perçus comme un obstacle au ‘redressement d’une nation’ plutôt que comme une garantie démocratique». La presse audiovisuelle est alors accusée d’être «bruyante, intempestive, encombrante avec le flash des photographes ou le volume des caméras».
De la «marginalisation» des faits divers dans les années 1950-1960…
C’est pour ça que jusqu’à la fin des années 1960, «le récit criminel reste très marginal dans le journal télévisé», constate Claire Sécail, passant d’«un récit criminel par mois dans les années 1950» à «près de 2% des reportages des JT au cours des années 1960». «La rubrique des faits divers sert surtout à combler ou alléger une actualité trop politique et diplomatique. La place traditionnelle du fait divers reste celle que l’on réserve à une actualité de rang secondaire, voire anecdotique», explique la chercheuse dans son article.
Sur le fond, le traitement médiatique diffère aussi de celui d’aujourd’hui. En effet, quasiment un fait divers sur deux relayé à l’époque a eu lieu à l’étranger, donnant ainsi «une vision rassurante et euphémisée de la criminalité en France». Autre différence notable : «le rôle de la police est particulièrement valorisé dans la mesure où la télévision de l’époque consent à montrer les désordres du monde uniquement au moment de l’arrestation des coupables, du retour à l’ordre et de l’épilogue moralisateur du fait divers», relate Claire Sécail.
…à leur «légitimation» dans les années 1970
Dans les années 1970, les faits divers commencent à bénéficier d’une certaine visibilité sur le petit écran (avec 4% des reportages des JT à présent), ce qui tend à leur «légitimation», d’après Claire Sécail. La chercheuse rapporte, d’ailleurs, que la première affaire criminelle feuilletonnée à la télé date de cette époque: en 1972, les deux chaînes de télévision existantes consacrent, en moyenne, un reportage tous les deux à trois jours pendant quatre mois à l’affaire dite de Bruay-en-Artois.
Un changement amorcé en raison de l’actualité, qui voit les médias se teinter d’un «discours de la peur», mais pas que. Suite à la dissolution de l’ORTF (la société de la télévision d’Etat) et la mise en concurrence des chaînes publiques, la quête d’audience, que ce soit pour préserver ou élargir son public, apparaît et se hisse rapidement parmi les priorités. Cela passe alors notamment par une plus grande couverture des faits divers, dont le public est friand. «Traiter un fait divers devient aussi, durant cette décennie, pour un journaliste, une façon de prouver sa plus grande indépendance à l’égard du pouvoir politique», ajoute la chercheuse Claire Sécail dans son article. Ainsi, dorénavant, les faits divers font occasionnellement la une des JT, devant l’actualité politique, jusqu’alors toujours prioritaire.
Et maintenant, jusqu’où ira l’«inflation» des faits divers ?
A partir des années 1980, la concurrence fait rage, passant de trois à six chaînes, puis dix-neuf en 2005, vingt-cinq en 2012, et enfin vingt-sept, dont quatre chaînes d’informations en continu, en 2016. Conséquence: le petit écran poursuit sur sa lancée et connaît une véritable période d’«inflation» des faits divers. Leur temps d’antenne dans les journaux télévisés de TF1, France 2 et France 3 est ainsi multiplié, en moyenne, par cinq entre 1985 et 2002. Un pic est atteint en 2002, année durant laquelle les faits divers représentent près de 20% des reportages dans les JT de TF1.
A l’inverse de ce qui se passait dans les années 1950 et 1960, leur traitement médiatique surreprésente désormais le niveau de la criminalité en France. Autre changement remarqué sur le fond : «l’actualité fait diversière s’est épanouie principalement aux dépens de l’actualité internationale», remarque Claire Sécail, qui relève également qu’un fait divers est, à présent, systématiquement évoqué dans la première moitié du journal télévisé. La chercheuse note, par exemple, que «le 7 novembre 1984, le témoignage de Muriel Bolle dans l’affaire du petit Grégory éclipse l’annonce de la réélection du président de la plus grande puissance mondiale, Ronald Reagan».
«La promotion des faits divers dans les médias n’est pas sans rapport avec le fonctionnement démocratique»
Ainsi, pour la chercheuse Claire Sécail, la télévision est passée, en un demi-siècle, d’une invisibilisation des faits divers et d’«un discours moral teinté de paternalisme» hérité de la politique à «une mise en spectacle du crime». Sommes-nous, depuis 2010, entré/e/s dans une nouvelle ère pour les faits divers ?
La chercheuse appelle, en tout cas, à ne pas négliger les actualités rassemblées sous ce terme, en apparence banal. «Le fait divers s’installe dans les carences de la société, pointe la caducité du droit, s’infiltre dans les hoquets des institutions, fait l’objet d’instrumentalisation à des fins électoralistes ou idéologiques pour venir justifier la mise en place d’un arsenal de lois pénales répressives. Il dévoile également les tabous, les crispations des rapports individuels, familiaux ou collectifs», explique t-elle dans son article. Avant de conclure : «Au final, à voir la façon dont la rubrique s’inscrit désormais dans l’agenda politique, la promotion des faits divers dans les médias n’est pas sans rapport avec le fonctionnement démocratique.» Des faits pas si divers que ça, donc.
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