Médias en Seine : 3 questions pour réfléchir aux pratiques des journalistes et aux médias de demain
Un des amphithéâtres de Radio France où s’est déroulée une partie des débats à l’occasion du festival «Médias en Seine». // Photo : Thomas Pouilly.
Quelles responsabilités et quelles réponses des médias par temps de crise ? C’est à cette vaste question qu’a tenté de répondre «Médias en Seine», où nous nous sommes rendu/e/s ce mardi 22 novembre 2022. A travers trois questions, nous avons synthétisé pour vous un certain nombre d’arguments intéressants entendus au festival parisien.
Près de soixante-quinze débats, plus de deux-cent intervenantes et intervenants… Comme chaque automne, nombreuses et nombreux ont été les journalistes, acteurs et actrices du milieu des médias et autres spécialistes à s’être réuni/e/s à Paris pour discuter pratiques journalistiques et médias ce mardi 22 novembre 2022 dans le cadre du festival «Médias en Seine». Au sommaire de cette cinquième édition, qui se tenait, une fois encore, aux sièges des Echos-Le Parisien et de Radio France : quelles responsabilités et quelles réponses des médias par temps de crise ? Pour vous aider à vous forger votre propre opinion sur cette question, voici un bref aperçu de la teneur des discussions à travers trois questions sur lesquelles s’est penché le festival.
Peut-on parler de journalisme militant ?
Cette question, posée à une table composée de journalistes spécialisé/e/s sur les questions environnementales, qui est actuellement la principale catégorie de journalistes visée par ces critiques émises sur leur travail, a permis de mettre en évidence les nuances qui peuvent exister à ce sujet. Pour Hervé Kempf, fondateur et directeur de la rédaction de Reporterre, «[son] engagement, c’est le journalisme». Dans la mesure où, d’après lui, le climat sera l’enjeu du XXIème siècle, traiter uniquement d’écologie sous divers angles n’est qu’une question de ligne éditoriale, de priorité accordée à ce sujet, et non de militantisme. La journaliste indépendante Anne-Sophie Novel parle, elle, plus volontiers d’«engagement», elle qui était économiste de formation et activiste climatique à l’origine. «J’ai embrassé ce métier pour mettre ces sujets à la une et pour informer le plus de personnes dessus», raconte t-elle. Pour Thomas Wagner, fondateur du média «Bon pote» qui se reconnait dans ceux qui disent qu’ils prendront des vacances seulement une fois que le dérèglement climatique aura pu être stoppé, ces critiques envers le journalisme environnemental s’expliquent peut-être en partie parce qu’en parler «prend aux tripes» de ces journalistes et que cela se ressent, notamment dans la manière dont iels font appel aux émotions dans leurs contenus.
En réalité, cette interrogation autour de l’objectivité des journalistes spécialisés sur les questions environnementales cache une pensée conservatrice qui ne souhaite pas d’évolution du système et qui est basée sur deux poids deux mesures, affirme Hervé Kempf. Le journaliste donne l’exemple des nombreuses unes à charge du magazine Valeurs Actuelles contre l’écologie qui, sous couvert de se présenter comme un magazine sérieux, diffuse les idées et l’argumentaire de l’extrême-droite.
Quelques unes de Valeurs Actuelles consacrées à l’écologie ces derniers mois et années
Sans ce système de deux poids deux mesures partagé par certaines et certains, cette question du journalisme militant serait également posée, par exemple, pour n’importe quel/le journaliste politique, en premier lieu celles et ceux de Valeurs Actuelles, ce qui n’est pas systématiquement le cas comme pour les journalistes environnementaux. Plus largement, Hervé Kempf souligne qu’en étant financé uniquement par ses lectrices et lecteurs et non par la publicité, ni par des subventions de l’Etat ou par l’argent d’un chef d’entreprise milliardaire qui serait leur actionnaire majoritaire, Reporterre, à l’instar de nombreux autres médias environnementaux, est certainement plus indépendant que la plupart des médias dits mainstream.
Comment peut-on réconcilier les jeunes et les médias ?
Il s’agit d’une autre idée assez répandue : les médias traditionnels auraient du mal à s’adresser aux jeunes, qui préfèreraient se tourner vers le numérique et les réseaux sociaux, notamment pour s’informer, quand iels s’informent. Pourtant, un sondage réalisé par l’institut Ipsos spécialement pour «Médias en Seine» n’est pas si catégorique : si près de la moitié (46%) des 16-30 ans interrogé/e/s déclarent certes ne s’intéresser qu’«un peu» à l’actualité (contre seulement 16% qui ne s’y intéressent «pas vraiment» ou «pas du tout»), les types de médias auxquels iels ont le plus souvent recours pour le faire sont, toutefois, les chaînes de télévision (que ce soit par la télévision, leurs comptes sur les réseaux sociaux ou leurs applications ; 50%) et/ou les chaînes d’informations en continu (30%). Les comptes dédiés à l’actualité sur les réseaux sociaux (22%) et les médias exclusivement numérique (21%) ne sont, eux, pas sur le podium, et à un niveau similaire aux journaux nationaux (24%) et à la radio (22%).
Parler de «réconciliation» à engager paraît donc quelque peu exagéré. Pour autant, sur le fond, la question reste, dans l’ensemble, la même : comment parvenir à séduire et fidéliser les jeunes, un public à la taille non-négligeable, qui découvre les médias et qui ont des attentes spécifiques ? Pour cela, les stratégies divergent selon les médias, de même que selon les types de médias.
Sophie Gourmelen, directrice générale du Parisien depuis 2016, explique que cela s’est concrétisé de trois façons pour son journal :
· La première : en recrutant des jeunes journalistes dans la rédaction
· La deuxième : en proposant du contenu à travers de nouveaux formats originaux, tout en respectant l’ADN du Parisien
· Et la troisième : en diversifiant les plateformes à travers lesquelles le journal s’adresse à son public (notamment à travers le recrutement d’un journaliste pour développer la présence du Parisien sur le réseau social TikTok depuis la rentrée 2021).
Page TikTok du Parisien
A la radio, Mathieu Marmouget, directeur du Mouv’ depuis janvier dernier, avance d’autres solutions :
· Retravailler la programmation musicale de la station pour permettre de découvrir davantage de nouveaux morceaux et artistes, de sorte à apporter une plus-value par rapport aux plateformes de streaming en ligne, qui permettent principalement de répondre à une demande d’écoute d’un ou une artiste et d’un morceau précis
· Penser la station radio comme une marque en travaillant à la diffusion des contenus radiophoniques sur les réseaux sociaux, permis notamment par la radio filmée
· Ou encore manifester une plus grande proximité culturelle avec les jeunes, que ce soit en les interrogeant ou en les mettant davantage en lumière dans leurs contenus
En ce qui concerne la télévision, nous pourrions souligner plusieurs initiatives récemment prises par des chaînes pour repenser la définition et l’attractivité de la télévision dans son ensemble, ce qui est notamment valable auprès du jeune public. Parmi ces initiatives :
· Le développement par France Télévisions de France.tv slash, à la fois une offre totalement inédite et conséquente de contenus au sein de l’offre proposée par France Télévisions, et une marque spécifique à destination des 18-30 ans
· L’accessibilité en replay des programmes de France Télévisions le matin-même de leur diffusion sur l’une des antennes du groupe, de sorte notamment à ne pas dépendre de l’horaire (tardive) de diffusion des programmes en soirée
· Ou bien le changement de perspective opéré par Arte en se pensant désormais comme un média hybride, dont la chaîne ne serait plus qu’une vitrine d’une offre dans laquelle le média aurait autant investi pour la partager à l’écran, en ligne ou sur les réseaux sociaux.
Comment donner au sport féminin la place qu’il mérite ?
Parler aux jeunes donc, mais aussi aux femmes. 21%. C’est le (faible) pourcentage de femmes journalistes qui ont participé, en 2021, aux retransmissions sportives et aux magazines consacrés au sport à la télévision et à la radio, d’après le dernier rapport du gendarme de l’audiovisuel, rappelé lors du festival par Carole Bienaimé Besse, membre de l’ARCOM. Et encore, ce chiffre ne rentre pas dans les détails: quel écart de pourcentage existe-t-il entre les femmes journalistes à l’antenne et celles dans les rédactions? Entre les femmes journalistes blanches et celles racisées? Entre les jeunes femmes journalistes et celles perçues comme âgées? Ou encore entre les femmes journalistes qui commentent le sport féminin et celles qui commentent le sport masculin, ou les journalistes hommes qui commentent le sport féminin?
Laurent-Eric Le Lay, directeur des sports chez France Télévisions, tente d’éclaircir un peu le tableau : sur environ 1100 heures de sport diffusées sur le service public depuis le début de l’année (jusqu’en octobre dernier), deux tiers d’entre elles concernaient des disciplines sportives mixtes. De plus, ces dernières années, les retransmissions de compétitions sportives féminines se sont installées sur les chaînes dites premium du groupe, à savoir France 2 et France 3, alors qu’elles étaient auparavant reléguées sur France 4 ou sur feue France Ô. Du côté des chaînes privées, même constat de progression fait : ces dernières semaines, la coupe du monde de rugby féminin et l’Euro féminin de handball (pour les matchs de l’équipe de France) ont été retransmis sur le groupe TF1 (sur TF1 pour l’une ; sur TMC et TFX, petites sœurs du groupe, pour l’autre). A cela, nous pouvons ajouter que cet été, TF1 et TMC ont diffusé l’Euro féminin de football, tandis que France 2 et France 3 (France Télévisions) avaient proposé le retour du Tour de France féminin. Avant que le groupe TF1 n’en récupère les droits de diffusion, les groupes Canal+, via Direct 8 (désormais C8), et M6, via W9, avaient également successivement retransmis les matchs de l’équipe de France de football féminin au cours de la dernière décennie. En d’autres termes, les chaînes de télévision se battent désormais pour obtenir les droits des compétitions sportives féminines.
Qu'elles soient sportives, commentatrices de retransmissions sportives, ou journalistes sportives à l’écran ou dans l’ombre d’une rédaction, les femmes devraient avoir toute leur place pour faire du sport et pouvoir en parler dans les médias.
Mais au-delà de l’enjeu de la visibilité, beaucoup de choses restent à faire. Mejdaline Mhiri, cofondatrice de l’association «Femmes journalistes de sport» (qui compte dans leur annuaire plus de deux-cent adhérentes, pigistes, titulaires ou encore étudiantes), rappelle que pour pouvoir prétendre à une meilleure représentation médiatique du sport féminin, il faudrait commencer par davantage considérer le sport à l’école, y favoriser sa pratique chez les jeunes filles et adolescentes (notamment par l’adoption de cours de récré non-genrée, où tout ne tournerait pas autour du terrain de football, essentiellement occupé par les garçons), puis ensuite dans les entreprises. Autres pistes de réflexion et de solution avancées par les trois intervenantes et intervenants :
· Encourager les fédérations sportives et les clubs à continuer d’événementialiser le sport féminin et à investir dans ces évènements pour qu’ils soient organisés dans des conditions optimales qui incitent les chaînes de télévision à les retransmettre
· Demander aux chaînes de communiquer davantage autour des retransmissions d’évènements sportifs féminins
· Multiplier les représentations médiatiques du sport féminin en poussant les chaînes qui voudraient diffuser du sport mais n’ont pas les moyens d’acheter les droits de diffusion de grandes compétitions sportives à le faire pour des sports peu ou pas visibles, comme le fait déjà L’Equipe
· Agir contre les violences sexistes et sexuelles contre les femmes journalistes qui sont encore nombreuses à en subir dans les rédactions (à ce titre, Mejdaline Mhiri rappelle l’existence et recommande le documentaire de Marie Portolano «Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste», diffusé en 2021 sur Canal+)
· Sensibiliser les médias au vocabulaire employé pour parler des pratiques sportives féminines, soit en parlant de «sport» tout court, quel que soit le genre des athlètes, soit en parlant de «sport masculin» et de «sport féminin», plutôt que de distinguer le «sport» du «sport féminin», comme si le sport féminin est une sous-discipline ou que le sport serait une pratique naturellement masculine.
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