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L’Europe, la grande oubliée de la télévision française


Alors que la télévision française regorge de magazines et d’émissions de débats, en plus des quatre chaînes d’infos en continu existantes, comment se fait-il que le petit écran délaisse autant une thématique de premier plan telle que l’Union Européenne, dont, pour rappel, la France est l’un des membres fondateurs et moteurs ? Est-ce que la télévision française reflète simplement le manque d’intérêt qu’ont les français à l’égard de l’Europe ? Faisons le point.




Une part très faible du temps d’antenne consacré à l’actualité européenne


Demandons-nous déjà, pour commencer, si nous connaissons ne serait-ce qu’un programme consacré à l’Europe et diffusé actuellement à la télévision française. Vous avez du mal à trouver ? Cela n’a rien d’étonnant puisqu’il n’y en a presque pas. Pour l’heure, les émissions consacrées à l’Europe ne semblent être qu’au nombre de cinq : «Vox Pop», magazine d’Arte (depuis 2014, 30 minutes chaque dimanche à 20h05) ; «Nous, les européens», magazine de France 3 (depuis 2019, 26 minutes chaque dimanche à 10h45) ; «Europe Hebdo», magazine de LCP (depuis 2009, 30 minutes chaque mercredi à 17h) ; «La faute à l’Europe», magazine de Franceinfo (depuis 2017, 30 minutes chaque mardi et week-end) ; et l’Eurovision, concours de chant retransmis sur France 2 et France 4 (chaque année mi-mai). Ainsi, hors JT et chaînes d’infos en continu, et si l’on prend en compte les rediffusions, cela représente à peine 1,5% du temps d’antenne chaque semaine. Vous remarquerez au passage que les rares émissions dédiées à l’Europe sont toutes diffusées sur des chaînes publiques.


Pour ce qui est des JT et des chaînes d’infos en continu, le constat n’est guère meilleur. D’après une étude publiée en décembre 2019 par Rémy Broc, Rémi Lauwerier et Théo Verdier pour la Fondation Jean Jaurès et l’INA, seulement 3,4% du temps d’antenne des JT a été consacré à l’actualité européenne en 2016 et 2017. De même pour les chaînes d’infos en continu.






Dans le détail, nous pouvons constater, encore une fois, que même si la part du temps d’antenne accordée à l’actualité européenne est particulièrement faible, elle l’est significativement moins sur les chaînes publiques, en l’occurrence 2,5 fois moins faible pour France 24 par rapport aux autres chaînes d’infos en continu, et respectivement 2 fois et 5 fois moins faible pour le JT de France 2 et d’Arte.



Une couverture médiatique médiocre ou fidèle au manque d’intérêt des téléspectateurs français pour l’Europe ?


Cet absence de réel intérêt de la part des chaînes pour l’actualité européenne se manifeste, en premier lieu, par les moyens consacrés par celles-ci pour la couvrir. Comme le rappelle un article du «Monde» consacré au sujet, TF1, première chaîne de télévision française, n’a aucun correspondant à Bruxelles, qui constitue pourtant l’un des principaux lieux de vie européens puisque plusieurs instances européennes y sont implantées. De leur côté, France 3 n’en a qu’un, tout comme France 2, qui lui demande aussi de couvrir l’actualité du Benelux. Le journal souligne que «à titre de comparaison, la chaîne de télévision allemande la plus regardée, ‘’ARD’’, compte 18 journalistes à Bruxelles. Quant au site américain ‘’Politico’’, il est aujourd’hui le plus gros employeur de journalistes (ils sont 41) accrédités auprès des institutions communautaires». Le fait qu’un pays étranger couvre bien mieux que la France l’actualité d’une organisation à laquelle elle participe et qu’elle a fondé constitue bien là le signe d’un malaise en ce qui concerne la question européenne.


Peut-on, dès lors, imaginer que la couverture de l’Europe proposée par la télévision française reflèterait simplement le faible intérêt que portent les français sur ce sujet ? Pas forcément, puisque pratiquement 3/4 des français se déclaraient mal informés sur les questions européennes d’après le rapport 2017 des «habitudes médiatiques dans l’Union Européenne» partagé par la commission européenne en 2018.


Pour autant, est-ce que cela signifie que cette majorité de français accorde un grand intérêt à ces questions ? Rien n’est moins sûr. En effet, par exemple, les français n’ont pas une connaissance très poussée du système politique américain, ce qui ne les empêche pas de s’intéresser et de pouvoir suivre les élections américaines majeures à la télévision française. L’enjeu réside donc dans l’intérêt qu’est capable de susciter l’Europe. L’UE est généralement jugée trop technocratique, avec un fonctionnement difficile à suivre et des missions floues. Dès lors, dès que l’Union Européenne fait parler d’elle, que ce soit à l’échelle de la politique nationale ou sur le plan médiatique, c’est essentiellement pour souligner les conséquences directes ou indirectes des agissements de ses institutions, ou des propos tenus par l’un de ses états membres sur l’hexagone, plutôt que de ce qui est à l’ordre du jour des institutions européennes, ou bien de l’actualité d’autres états membres de l’UE. Dans leur étude pour la fondation Jean Jaurès et l’INA, Rémy Broc, Rémi Lauwerier et Théo Verdier ont ainsi constaté qu’en 2016 et 2017, les principaux sujets européens abordés par la télévision française concernaient tous d’une façon ou d’une autre la France : le Brexit, la politique migratoire, la politique commerciale et les soupçons d’emplois fictifs de parlementaires européens français. «Notre prisme est parfois, même sur un sujet qui concerne l’Europe, franco-français. Nous réalisons des comparaisons, en nous demandant comment on se situe par rapport aux autres» reconnait Yannick Letranchant, directeur général délégué à l’information de France Télévisions. «Avec cette approche, c’est l’actualité française qui dirige le regard européen des médias audiovisuels» conclut justement les auteurs de cette étude.



Des obstacles multiples à une bonne couverture médiatique française de l’actualité européenne


Au-delà de l’intérêt manifesté envers l’actualité européenne, que ce soit par les chaînes ou par les téléspectateurs, il faut bien reconnaître qu’il existe également de multiples obstacles qui ne facilitent pas la tâche des chaînes, indépendamment ou non de leur volonté. Tout d’abord, il est important de rappeler que la télévision est un média qui mobilise image et son. Or, comme cela a été évoqué précédemment, les chaînes n’ont pas suffisamment de reporters pour couvrir les lieux importants de la vie européenne, si bien qu’elles manquent souvent d’images pour illustrer des reportages consacrés à l’actualité européenne.


Autre difficulté de taille mais qui est, en revanche, plus difficilement solutionnable que la précédente : le manque d’incarnation européenne en France, qui rend difficile la tâche d’identifier et d’inviter des personnalités politiques pertinentes pour parler d’un sujet européen sur un plateau de télévision. Cette limite conduit alors, au vue du peu de temps qu’ont souvent les journalistes pour boucler la préparation d’une émission diffusée à échéance régulière, à solliciter, par facilité, des députés européens français qui sont sur le devant de la scène au niveau national et/ou qui sont familiers des plateaux de télé. De cette manière, les chaînes peuvent, par la même occasion, faire une pierre deux coups puisque les personnalités politiques peuvent être interrogé sur leur rôle européen mais également français, le second prenant généralement l’ascendant sur le premier. «On a une habitude dans le suivi du travail parlementaire français : les députés français sont très accessibles. Il y a les députés européens qui ont envie et savent se rendre disponibles. Et puis, il y a les autres, qui ont moins envie. Parce que venir sur un plateau de télévision, c’est contraignant. Je le reconnais. Si votre bureau est au Palais Bourbon, c’est moins compliqué de venir à Boulogne que depuis une session à Strasbourg ou à Bruxelles» explique Damien Fleurot, chef du service politique de CNews, pour l’étude menée pour la fondation Jean Jaurès et l’INA. Même si rien ne vaut les échanges en face-à-face, peut-être que la multiplication des interviews par écrans interposés permise par les logiciels de vidéoconférence en faveur de la crise sanitaire encouragera les rédactions d’émissions à concevoir désormais cette option comme possible pour les invités qui ne peuvent pas faire le déplacement en studio, même sans équipe technique sur place pour assurer un duplex de qualité, et permettra donc des progrès à ce niveau.


Cette difficulté fait écho à une autre, qui peut paraître anodine mais qui n’en est pas moins gênante dans la réalisation d’interviews ou de débats sur des sujets européens : la barrière de la langue. En effet, même si le français constitue l’une des trois langues officielles de travail au sein des institutions européennes, l’anglais y est majoritairement parlé. Et même si les chaînes peuvent faire appel à un traducteur ou une traductrice, il semble qu’elles préfèrent privilégier autant que possible des interlocuteurs français ou qui maitrisent le français, certainement dans un supposé souci de confort pour les téléspectateurs, mais surtout pour limiter les coûts, tant financiers (faire appel à un traducteur ou une traductrice représente un coût supplémentaire) qu’en terme de temps consacré à la préparation d’une interview ou d’une émission. Seulement, cela prive la télévision française d’un certain nombre d’interlocuteur et d’interlocutrice de choix, sans doute parfois plus légitimes ou connaisseurs du sujet abordé.



Comment la télévision française peut-elle parvenir à parler davantage d’Europe ?


D’après l’étude menée pour la fondation Jean Jaurès et l’INA, les solutions permettant une plus grande évocation de l’Union Européenne à la télévision française ne manquent pas. L’étude en liste plusieurs. Tout d’abord, il semble primordial de «relever l’ambition éditoriale». «Si vous réalisez un micro-trottoir en France sur le fonctionnement de la navette parlementaire, est-ce que les gens sauront comment cela fonctionne ?» résume bien Ophélie Omnes, présidente de l’Union des fédéralistes européens-France. «Parlons de l’UE comme si monsieur et madame tout-le-monde pouvait s’informer sur le sujet, ce qui est le cas.» ajoute-elle. Ainsi, outre une hausse nécessaire des moyens humains et matériels pour être mieux en capacité de couvrir les lieux et évènements liés à l’actualité européenne, il paraît important, en ce qui concerne les JT et les chaînes d’infos en continu, que les rédactions interrogent la hiérarchie de leurs titres et la durée consacrée à l’actualité européenne. En effet, comment susciter l’intérêt des téléspectateurs à propos de l’Europe si son actualité n’est que brièvement mentionnée (quand elle est mentionnée) en quelques mots entre deux autres sujets ? Comme le répète pourtant régulièrement le secrétaire d’état aux affaires européennes Clément Beaune, l’Europe, «ce n’est pas des affaires étrangères ou des affaires lointaines […], c’est un sujet extrêmement politique».


De plus, si la télévision française prenait davantage conscience que l’actualité européenne ne se limite pas qu’à l’activité institutionnelle, mais qu’elle est également culturelle, sociale et économique, l’Europe paraîtrait certainement plus familière aux yeux des téléspectateurs, et donc plus abordable à ceux des responsables des chaînes.


Peut-être serait-il, enfin, pertinent de renforcer les connaissances des journalistes en matière d’Europe. Après tout, ce n’est pas tout d’accorder davantage de temps d’antenne et de visibilité à l’actualité européenne si, derrière, peu de journalistes de la rédaction sont suffisamment compétents pour pouvoir en parler. Nous pouvons, en effet, imaginer que, face au peu de connaissances qu’ils ont acquis à propos de l’histoire et du fonctionnement de l’Europe lors de leur formation en école de journalisme, ou ailleurs, ainsi qu’au peu de temps qu’ils ont souvent pour réaliser leur reportage, les journalistes préfèrent éviter le sujet.




Ainsi, si les choses évoluent très lentement (la télévision française parle autant de l’Europe que de l’ONU, c’est dire l’étendu du chemin qu’il reste à parcourir), elles semblent, néanmoins, évoluer dans le bon sens. Par exemple, la veille des élections européennes de 2019, Arte a proposé 24h Europe : the next generation, un documentaire d’une durée de 24h qui suivait soixante jeunes âgés de quinze à trente ans dans l’ensemble des pays de l’Union Européenne afin de faire découvrir le quotidien d’un jeune dans les autres états-membres et les différents regards que portent les jeunes européens sur l’Europe. Autre exemple : depuis quelques mois, le service public a décidé qu’une partie de la rémunération des rédacteurs en chef de France Télévisions varierait désormais en fonction de leur capacité à atteindre les objectifs du groupe, notamment en matière de visibilité accordée à l’Europe. De quoi motiver les troupes, à défaut de l’être naturellement. Cet effort s’est notamment matérialisé récemment par deux programmes en première partie de soirée sur France 2 : l’un, en avril dernier, était une émission de débats consacrée à la réponse européenne à la crise sanitaire (#EtAprès : la grande émission des européens) ; l’autre, le 6 mai, est un documentaire sur le fonctionnement des institutions européennes réalisé après avoir suivi les négociations européennes ces derniers mois (Bruxelles, ton univers impitoyable). Doucement, mais sûrement.




Sources:

- Remy Broc, Rémi Lauwerier et Théo Verdier, Fondation Jean Jaurès, «Renforcer l’information des français sur l’Union Européenne : le défi du cycle européen 2019-2024», 3 décembre 2019. Etude disponible en ligne : https://jean-jaures.org/nos-productions/renforcer-l-information-des-francais-sur-l-union-europeenne-le-defi-du-cycle

- Amandine Clavaud et Théo Verdier, Fondation Jean Jaurès, «Quelle est la visibilité de l’Europe dans les médias français ?», 28 janvier 2020. Interview disponible en ligne : https://jean-jaures.org/nos-productions/quelle-est-la-visibilite-de-l-europe-dans-les-medias-francais

- Commission européenne, «Eurobaromètre Standard 88 : les habitudes médiatiques dans l’Union Européenne», rapport 2017 remis le 15 mai 2018. Rapport disponible en ligne : https://op.europa.eu/fr/publication-detail/-/publication/a575c1c9-58b6-11e8-ab41-01aa75ed71a1

- Virginie Malingre, Le Monde, «L’Europe, mal-aimée de la télévision française», 17 janvier 2020. Article disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/17/l-europe-mal-aimee-de-la-television-francaise_6026141_3210.html

- Virginie Malingre, Le Monde, «A France Télévisions, les rédacteurs en chef incités à parler davantage d’Europe», 18 janvier 2021. Article disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/18/a-france-televisions-les-redacteurs-en-chef-incites-a-parler-davantage-d-europe_6066602_3210.html

- Touteleurope.eu, «Où trouver des informations sur l’Europe : TV et radio», 2 août 2017. Article disponible en ligne : https://www.touteleurope.eu/actualite/ou-trouver-des-informations-sur-l-europe-tv-et-radio.html

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