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Delphine & Philippe #05: «Baron noir»


Nous aurons beau essayer de justifier au mieux la pertinence de notre argumentation à l’aide d’arguments concrets et techniques, la critique d’une œuvre artistique, telle qu’une série, reste avant tout clairement subjective puisqu’elle est le fruit d’un ressenti, d’une confrontation avec une sensibilité, tant de celui ou celle qui rédige cette critique que de celui ou celle qui la lit. Ici, à travers les multiples échanges développés avec leurs entourages par deux personnages nommés Delphine et Philippe, assumons pleinement cette part de subjectivité et concentrons-nous sur l’objectif premier d’une critique : une personne essaie de donner envie (ou non) à une autre de découvrir quelque chose qu’il a regardé (ou écouté). Pour ce cinquième épisode, penchons-nous sur la série «Baron noir», diffusée depuis 2016 sur Canal+.




La petite aiguille de la vieille pendule posée sur le plan de travail de la cuisine pointe désormais sur le nombre dix. Delphine n’a pas quitté le canapé du salon depuis vingt heures. Une fois l'effet de surprise à l’annonce des résultats du second tour de l’élection passé, elle semble avoir été hypnotisé par la succession des réactions des personnalités politiques sur les différents plateaux télévisés. Elle n’en a pourtant que faire, car à moins d’une déclaration tonitruante à chaud de l’une d’entre elles, elle sait pertinemment qu’elles vont toutes interpréter les résultats en fonction de ce qui est le plus avantageux pour elles et leurs partis. Mais il lui paraît inutile de vouloir faire parler ces chiffres qui parlent déjà très bien par eux-mêmes. Si la jeune femme suit la soirée électorale devant sa télévision de la sorte, c’est avant tout pour patienter en attendant le retour de son compagnon. Il ne devrait plus tarder à présent. En attendant, Delphine décide de se resservir un verre.

Au même moment, la jeune femme entend justement une clé tourner dans la serrure de la porte d’entrée, qui s’ouvre dans la foulée.


- Coucou ma chérie ! Je suis rentré ! lance Philippe, en pénétrant dans le salon.

- Alors, cette soirée électorale, c’était comment ? lui demande Delphine, avant de le smacker.

- Intense mais enrichissant, comme à chaque fois, explique t-il, visiblement assez lessivé. En fait, ce qui est toujours aussi stressant et frustrant, c’est de devoir boucler le journal le plus vite possible pour qu’il puisse partir à l’impression et être livré dans les temps.

- J’imagine… commente simplement la jeune femme.

- Au bout du compte, le rush est tel que nous sommes toujours obligés de nous cantonner aux faits, c’est-à-dire de couvrir l’ambiance aux QG des différents candidats et partis, d’informer des résultats et de partager les réactions des personnalités qui nous semblent importantes… développe Philippe.

- C’est déjà pas mal ! Médiatiser un jour de scrutin n’a rien de quelque chose de simple. Il suffit de voir les différences d’approche et de moyen que j’ai pu constater ce soir en zappant sur différentes chaînes. Dis-toi qu’au vue des contraintes liés à la presse écrite, tu pourrais difficilement faire mieux, rassure Delphine. Et puis, ce qu’il y a aussi de très intéressant dans une élection, ce sont les conséquences qui suivent son résultat… rappelle t-elle ensuite.

- Je le sais tout cela… Pour autant, je ne peux m’empêcher de me demander systématiquement si j’ai bel et bien traité au mieux chaque actualité dont j'ai pu m'emparer, souligne le jeune homme.

- Tu es simplement perfectionniste, c’est tout à ton honneur ! Tu sais, après coup, nous pouvons toujours trouver des choses à redire et à nous reprocher. Mais sur le moment, je suis persuadé que tu donnes à chaque fois ton maximum. Et si cela n’a pas été le cas, ou si cela n’a pas été suffisant, ce n’est pas grave, tu apprends de tes faiblesses ou de tes erreurs, et tu t’améliores la fois d’après, assure Delphine.

- Oui, tu as certainement raison… reconnait Philippe.

- J’ai toujours raison tu veux dire ? rétorque la jeune femme.

- Très drôle ! Tu comptes aller te coucher là ?

- Je ne sais pas trop, j’attendais ton retour pour me motiver à bouger de ce canapé pour tout te dire… Il est encore un peu trop tôt pour aller dormir selon moi, mais si tu pars directement te coucher, je ne vais pas rester toute seule à regarder cette soirée électorale qui commence sérieusement à tourner en rond. Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? Déjà, tu n’as pas un petit creux ?

- Si, je grignoterais bien quelque chose. Mais ce dont j’ai surtout besoin là, c’est de me changer un peu les idées. Une série, cela te tente ? Juste un ou deux épisodes ! Comme tu l’as dit, j’ai encore beaucoup de pain sur la planche demain avec l'analyse de fond et à froid des résultats du scrutin et de ses conséquences, donc je n’aimerais pas me coucher trop tard.

- Pourquoi pas ! Qu’est-ce que tu proposes ?

- J’avais pensé à «Baron noir». La troisième saison vient d’être diffusée il n’y a pas si longtemps sur Canal+ si je ne m’abuse.

- Attends, ôte-moi d’un doute : tu viens bien de me dire que tu voulais te changer les idées ? fait remarquer Delphine, interloquée.


Philippe sourit.


- Oui, je te l’accorde, cela parait assez incongru dit comme cela. Mais peu importe qu'elle traite de politique ou non, une série reste avant tout une fiction, un divertissement, donc un bon moyen de se changer les idées, se défend Philippe. De toute manière, je n’arriverais pas à penser à autre chose que les élections là, alors autant que je m’imprègne pleinement de l’ambiance qui m’attend encore dans les prochains jours… ajoute t-il ensuite.

- D’accord, si tu le dis ! Tu as davantage besoin de relâcher la pression que moi, donc c'est toi qui voit. Par contre, si tu veux que l’on regarde ensemble «Baron noir», il va falloir me refaire un point dessus parce que cela fait un peu trop longtemps que nous avons vu les précédentes saisons pour que je me souvienne encore bien où nous en étions restés...

- Je vais simplement te rappeler le pitch de départ, et je suis persuadé que tu vas te rendre compte que tu as encore de bons restes au sujet de cette série. Souviens-toi, celle-ci suit les pas de Philippe Rickwaert, alors député PS et maire de Dunkerque. A l’origine, il est l’un des plus proches conseillers de Francis Laugier qui, dans la foulée de son élection à la présidence de la république, à laquelle Rickwaert a grandement contribué, le lâche, suite à l’éclatement d’un scandale autour du financement occulte de la campagne électorale de Laugier par Rickwaert. Se sentant trahi, Rickwaert va alors se servir de ses mandats et de son influence au sein du PS pour pourrir le quinquennat de son ancien mentor.

- Oui, effectivement, cela me revient à présent ! Je me rappelle, en premier lieu, qu’elle avait suscité un grand intérêt puisqu’il s’agit d’une des rares séries politiques françaises.

- C’est exact. Ce constat est, par ailleurs, étonnant puisqu’il paraît difficile de croire que les français soient peu intéressés par la politique au regard de toutes les séries politiques, essentiellement américaines, qu’iels peuvent visionner.

- C’est vrai qu’il existe pas mal de séries politiques connues : je pense par exemple à «House of cards», ou bien à «Designated survivor», à «A la maison blanche» ou encore à «Borgen».

- Oui, pour ne citer qu’elles. A la rigueur, nous aurions pu douter du fait que l’intérêt vis-à-vis de ces séries soit réellement lié à la politique et non aux Etats-Unis de manière générale, ou bien à leur système politique au fonctionnement légèrement différent du nôtre. Mais au vue du succès de «Baron noir», il semble bel et bien que la France n’était simplement pas parvenue à proposer une série politique de qualité jusqu’alors…

- Je t’avoue qu’hormis «Marseille» avec Gérard Depardieu et Benoît Magimel, qui est loin d’être une franche réussite, rien d’autre ne me vient en tête...

- A moi non plus… Et même en me renseignant à ce sujet au tout début de la promotion de la série, je n’ai trouvé des traces que de «L’état de grâce», une mini-série datant de 2006, et de «Les hommes de l’ombre», une série ayant connu trois saisons entre 2012 et 2016, toutes deux diffusées sur France 2.

- Ah bon ?

- Oui. Je m’attendais à ce qu’il y ait au moins eu quelques tentatives en la matière, même si aucune n’avait été jugé concluante ou avait marqué les esprits. Mais à ma grande surprise, je m’aperçois que la politique française est un champ pratiquement inexploré en matière de séries.

- C’est effectivement surprenant qu’il n’existe pas davantage de série française centrée sur la politique. Peut-être que le succès de «Baron noir» va donner des idées…

- Peut-être… Mais je pense que cela risque d’être difficile actuellement de parvenir à faire mieux, même ne serait-ce qu’aussi bien, que «Baron noir»…

- Tu trouves ?

- Clairement. Déjà, la série ne fait pas que conter les rebondissements d’une hypothétique scène politique française ; elle parvient, à mon sens, à dépeindre avec une grande précision, sous couvert de fiction, qui prend bien évidemment quelques libertés par moments, les dynamiques majeures de la politique française des dernières années. Je ne sais plus à l’époque de quelle saison j’ai lu ceci, probablement de la deuxième, mais je me rappelle avoir lu à un moment dans un article de presse qu’un responsable du PS avait fini par se demander s’il s’agissait du parti qui influençait sa représentation dans la série ou bien l’inverse.

- A ce point-là ?

- Il faut croire. Il faut dire aussi que le coscénariste de «Baron noir», Eric Benzekri, a fait partie du cabinet de Jean-Luc Mélenchon, alors ministre de l’enseignement professionnel, entre 2000 et 2002, puis des équipes de l’ancien député mais toujours conseiller régional Julien Dray. D’ailleurs, il semble que Rickwaert, qualifié de «baron noir» dans la série à la suite d’un article de presse qui le nomme ainsi, soit inspiré de Julien Dray, lui-même qualifié de «baron noir de l’agitation sociale» en 1988 dans un article de presse au sujet de l’influence des trotskistes dans une grève des infirmières contre le gouvernement de l’époque.

- Je vois… Je suppose donc qu'il doit savoir de quoi il parle s’il a déjà mis un pied en politique.

- J’imagine… Toujours est-il qu’encore pour cette troisième saison, on dit qu’il a échangé avec d’anciens camarades toujours en politique qui ont pu lui apporter quelques conseils dans le cadre de l’élaboration du scénario.

- Ah oui… La crédibilité de la série est clairement un de ses points forts à ce niveau-là.

- Oui, et ce n’est pas le seul. Je trouve aussi que ce qu’il y a de plaisant avec cette série, c’est qu’elle a l’intelligence et la subtilité de ne pas mettre en avant un politicien corrompu et sans valeurs, comme les clichés donnent communément à voir de ce métier. Au contraire, «Baron noir» montre un homme complexe, dans le sens où même si Rickwaert est ambitieux et qu’il n’hésite pas à manipuler ses proches, et encore moins ses adversaires politiques, pour parvenir à ses fins, Rickwaert cherche à faire de la politique noblement, c’est-à-dire en restant fidèle à ses proches et en ne trahissant pas ses convictions, en l’occurrence les valeurs portées par la gauche politique, la volonté d’union des différents courants qui la composent, ainsi que la lutte contre l’extrême-droite.

- Je suis d’accord avec toi. Et même au-delà de cela, je me rappelle de la justesse des jeux d’acteurs, notamment celui de Kad Merad en Philippe Rickwaert, qui impressionne dans un rôle loin de ceux comiques qui lui sont souvent confiés.

- C’est clair. Et parmi les points forts de cette série, il ne faut pas oublier non plus de mentionner la réalisation, qui parvient à chaque fois à proposer des épisodes bien ficelés, qui apportent régulièrement leur lot de rebondissements tout en évitant les temps morts, ce qui fait que l’on se sent véritablement embarqué du début jusqu’à la fin.

- Encore une fois, je suis bien d’accord avec toi. C’est fou, tu as réussi à me remettre l’eau à la bouche rien qu’en me rappelant tous ces éléments ! J’ai hâte de replonger dans l’atmosphère de cette série à présent !

- Et moi de même ! Je le suis d’autant plus qu’une amie m’a assuré que cette troisième saison est tout aussi haletante et réussie que les deux précédentes. Il paraît qu’elle est tellement en adéquation avec le moment politique que nous connaissons actuellement que son dénouement inquiète pas mal de personnes, craignant un mauvais présage, tant certaines scènes des deux précédentes saisons ont pu se révéler prémonitoires.

- Ah oui ? A ce point ?

- Oui. D’après cette fille, cette saison de la série explore avec la finesse, la précision et la crédibilité qui la caractérisent les thématiques, entre autres, des extrêmes, et plus particulièrement de l’extrême-gauche, dirigée par un personnage ressemblant comme deux gouttes d’eau à Jean-Luc Mélenchon, ainsi que du populisme, imprégnée tant par la perte de confiance du peuple dans ses représentants et ses élites que par la logique antisystème qui a pu ressortir du mouvement des «gilets jaunes».

- Vaste programme dit donc ! Je suis d’autant plus curieuse de voir ce que cela donne, s’enthousiasme la jeune femme.

- Idem ! D’ailleurs, ne traînons pas, il commence déjà à se faire tard, fait remarquer Philippe.

- Tu as raison. Je m’occupe de trouver le lien du premier épisode. Vas te chercher quelque chose à grignoter et à boire pendant ce temps-là, suggère Delphine.

- C’est parti ! lance le jeune homme, s’exécutant aussi vite.

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