«Faites votre télé !» : Et si Arte montrait la voie du futur de la télé face aux plateformes de SVOD
Cela vous a probablement échappé mais 2020 est une année bissextile, c’est-à-dire que le mois de février comptera un jour de plus, soit 29 jours. Pour l’occasion, Arte a décidé de marquer cet évènement qui ne se produit que tous les quatre ans de manière originale. Explications.
Arte propose, vous tranchez
L’opération porte bien son nom («Faites votre télé !») puisque le 29 février prochain, «pour fêter le jour bonus de l’année», Arte propose littéralement à ses téléspectateurs de choisir les programmes que diffusera la chaîne. Bien entendu, vous ne pourrez pas faire n’importe quelle suggestion. Le choix se fait à chaque fois parmi une sélection de trois programmes retenus par la chaîne. De plus, cette opération ne concerne pas l’ensemble de la journée du 29 février, mais tout de même trois créneaux horaires : l’après-midi entre 14h et 16h30, le prime-time entre 21h et 22h30, et la seconde partie de soirée entre 22h30 et 1h du matin.
Concrètement, l’après-midi, Arte vous laisse le choix entre trois blocs de deux documentaires : un bloc «Chat alors !» avec «Kedi : des chats et des hommes» de Ceyda Torun (2016) et «Secrets de chats» de Martina Treusch (2016) ; un bloc «Châteaux mystères» avec «Les châteaux du Moyen-Age» de Martin Becker et Sabine Bier (2018) et «Elisabeth Ire : les secrets de la reine vierge» de Tom Cholmondeley (2010) ; ou un bloc «Destination Océanie» avec «Nouvelle-Zélande : embarquement pour un voyage inédit» et «Les kéas de Nouvelle-Zélande, des héros très discrets» de Angelika Sigl et Volker Arzt (2015).
Puis, pour le début de soirée, trois films ou téléfilms vous sont proposés : le thriller allemand «Toute la vérité : avatar meurtrier» de Matthias Tiefenbacher (2018), la comédie allemande «Les vieux espions vous saluent bien» de Robert Thalheim (2017), ou la romance française «Cigarettes et bas nylon» de Fabrice Cazeneuve (2011).
Enfin, pour la fin de soirée, trois blocs de deux programmes s’offrent à vous : un bloc «Mode et art lyrique» avec «Les dessins d’Yves Saint-Laurent» de Loïc Prigent (2017) et l’opéra de Verdi «La traviata» mise en scène par Sofia Coppola (2016) ; un bloc «Rock’n’roll collection» avec «The Rolling Stones : crossfire hurricane» de Brett Morgen (2012) et le concert d’Iggy Pop à la Gaîté lyrique pour «Arte Concert Festival 2019» ; ou un bloc «Voyage interstellaire» avec «Sonde Voyager : en route vers l’infini» de Emer Reynolds (2016) et «Building Star Trek : l’histoire secrète d’une série à succès» de Mick Grogan (2016).
Comme vous l’aurez compris, aucun de ses programmes n’est inédit, un détail qu’il semble important de préciser.
Un dispositif rare mais pas nouveau
Même si ce genre d’opération est rare, Arte n’a, pour autant, pas inventé l’interactivité à la télévision. Il faut savoir qu’avant elle, une autre chaîne, et surtout une autre personne, avaient eu sensiblement la même idée : Guy Lux et TF1.
A l’époque où TF1 n’était encore que la première chaîne de l’ORTF (Office de Radiodiffusion-Télévision Française ; organisme public ayant existé entre 1964 à 1975 et ayant rassemblé les deux seules chaînes télé française de l’époque), les week-ends étaient assez délaissés par la télévision. C’est en 1973 que Guy Lux décide de produire ce qui semble être la première émission interactive de la télévision française, nommée «La une est à vous». Le principe était très simple : chaque samedi entre 14h et 18h, les téléspectateurs avaient le choix entre plusieurs séries et dessins animés et ils étaient invités à appeler le standard de la chaîne pour donner leur programmation préférée, les programmes les plus sollicités par le public étant alors diffusés. Entre deux séries, des jeux ou des morceaux de variétés étaient souvent proposés. Le succès du programme a été immédiat, allant jusqu’à multiplier par quatre l’audience de la chaîne dans cette case horaire. En 1975, le standard recevait en moyenne 20 000 appels par émission. En 1975, au moment de l’éclatement de l’ORTF et de la création de TF1, l’émission change de nom pour devenir «Samedi est à vous». Cette première version du programme dure trois années, entre 1973 et 1976. En 1987, «La une est à vous» revient sous son nom originelle, toujours sur la une et toujours produite par Guy Lux. L’émission est quasiment identique à sa première version, à l’exception près qu’elle diffuse davantage de séries et plus du tout de dessins animés. Cette seconde version ajoute sept années de vie supplémentaires au programme, qui s’arrête définitivement en 1994.
Une proposition innovante et intéressante qui devrait en intéresser plus d’un
Quel que soit l’époque, faire participer ses téléspectateurs à la programmation de la chaîne constitue une opération qui ne peut que plaire au plus grand nombre. D’un côté, cela permet aux programmateurs de chaînes d’être plus à l’écoute de leur public en voyant si une thématique ou un format spécifique l’attire particulièrement. De l’autre, à une période où les chaînes télé sont accusées de se moquer des téléspectateurs et de leurs envies en se faisant dicter leur programmation par le sacro-saint audimat et le buzz dans la presse spécialisée ou les réseaux sociaux, voilà que les téléspectateurs ont véritablement leur mot à dire. Vous trouverez probablement certaines personnes pour critiquer le fait qu’il s’agisse d’une fausse interaction entre une chaîne et son public puisque le choix est limité à deux ou trois choix et non réellement libre. Néanmoins, il paraît évident que cet exercice ne peut pas se faire en totale liberté, ne serait-ce que pour des questions de droits vis-à-vis des programmes, ou même simplement qu’il paraît difficile de réclamer un programme qui n’a pas encore été créé. Ici, à travers cette opération, vous pouvez imaginer le téléspectateur à la place d’un client dans un restaurant. Le cuisinier a beau être bon cuisinier, il n’a pas tous les ingrédients qu’il faut pour pouvoir lui cuisiner n’importe quoi. De plus, même s’il est tentant de demander n’importe quel plat qui lui ferait plaisir, il est aussi agréable que le cuisinier propose au client une sélection de plats pour lui faire découvrir d’autres saveurs ou d’autres mélanges. Quoi qu’il en soit, cela reste plus plaisant que le client ait le dernier mot sur ce qu’il va manger plutôt qu’on lui impose le plat. Si vous avez tout suivi, bravo, vous êtes probablement un champion de la métaphore.
Au-delà d’une opération de communication réussie pour Arte donc, nous pouvons tenter de voir plus loin et de nous demander si nous ne tenons pas dans ce concept l’une des solutions pour permettre à la télé de tenir tête face à la toute-puissance actuelle des plateformes de SVOD. Si un certain nombre d’individus s’alarme déjà de la mort programmée de la télévision, il semble difficile de savoir si le séisme pour le milieu qu’a été le développement des plateformes de SVOD causera réellement la perte de la télévision ou non. N’avait-on pas déjà entendu le même refrain au moment de l’arrivée d’internet ? Certaines personnes prétendent toujours que Youtube va ringardiser la télévision. Pourtant, la télévision est toujours là, et elle a su s’adapter, en développant, par exemple, des plateformes de replay (permettant de voir en ligne les programmes de la chaîne pendant quelques jours si vous avez raté sa diffusion télé) et des plateformes de contenus en ligne (proposant du contenu additionnel lié aux programmes diffusés à l’antenne ou du contenu totalement inédit). Et jusqu’à preuve du contraire, si certains youtubeurs ont à leur compteur des vidéos vues plusieurs millions de fois en cumulé, leurs rares tentatives à la télévision ont rarement été concluants. Ainsi, pourquoi la télévision ne serait-elle pas en mesure de s’adapter face aux plateformes de SVOD ?
Si certains acteurs de la télévision estiment qu’il est possible d’affronter frontalement ses plateformes en unissant leurs forces dans la création d’une énième plateforme de SVOD, d’autres acteurs, comme le service public, tentent, avant toute chose, d’adapter leur antenne. Ainsi, chaque jour, dans ses bandes-annonces annonçant la programmation de la soirée, en plus du programme diffusé sur son antenne, Arte propose également un programme parmi tous ceux disponibles en ligne sur son site. De même, depuis la rentrée 2019, les chaînes du groupe France Télévisions proposent leurs programmes de prime-time et de seconde partie de soirée du jour en avant-première dès 6h du matin le jour-même sur leur site. Enfin, nous verrons peut-être bientôt les chaînes télé généraliser et régulariser l’opération menée par Arte pour le 29 février, même s’il paraît difficile de l’appliquer à tout programme comportant plusieurs épisodes du fait que cela nécessite de ne pas être suivi à une fréquence trop aléatoire.
Dans chacun de ses cas, l’objectif est clair : compenser le manque d’interactivité de la télévision. En effet, l’un des principaux reproches fait à la télévision se trouve être la possibilité offerte aux téléspectateurs par les plateformes de SVOD de choisir eux-mêmes le contenu qu’ils veulent regarder dans un large catalogue, et ce n’importe quand. Face à ça, la télévision paraît assez contraignante en proposant une programmation unique à un horaire précis. Ainsi, chacun de ces dispositifs imaginés par les chaînes télé montre que celles-ci prennent en considération la mutation de la demande d’une certaine partie du public vers une consommation active de contenus (en clair, ce qu’il veut quand il veut) tout en cherchant à montrer l’intérêt de la coexistence entre plateforme en ligne et flux continu, de manière à pouvoir couvrir un large spectre de programmes et en même temps rassembler tout type de public (les personnes âgées sollicitent davantage la télévision contrairement aux plateformes de SVOD, préférées par les jeunes).
En attendant de voir clairement la voie que la télévision aura décidée d’emprunter, sachez que vous avez jusqu’au 28 février, soit la veille du «jour bonus de l’année» pour voter sur le site internet d’Arte pour votre programmation idéale pour le 29 février. Faites le bon choix !
Sources:
- Arte, «Faites votre télé ! (1/3)», 2020.
Page accessible en ligne : https://www.arte.tv/fr/videos/094475-000-A/faites-votre-tele-1-3/
- Arte, «Faites votre télé ! (2/3)», 2020.
Page accessible en ligne : https://www.arte.tv/fr/videos/094478-000-A/faites-votre-tele-2-3/
- Arte, "Faites votre télé ! (3/3)", 2020.
Page accessible en ligne : https://www.arte.tv/fr/videos/094479-000-A/faites-votre-tele-3-3/
- Arte, «Le 29 février, faites votre télé !», 2020.
Page accessible en ligne : https://www.arte.tv/faites-votre-tele/
- Télé loisirs, «Révolutionnaire ! Voici comment France Télévisions va proposer dès 6h du matin ses 1ère et 2ème parties de soirée…», 20 mai 2019.
Article disponible en ligne : https://www.programme-tv.net/news/tv/232774-revolutionnaire-voici-comment-france-televisions-va-proposer-des-6h-du-matin-ses-1ere-et-2eme-parties-de-soiree/
- Toute la télé, «La une est à vous».
Page accessible en ligne : https://www.toutelatele.com/la-une-est-a-vous-2846
- Wikipédia, «La une est à vous» [page consulté le 24 février 2020 ; dernière modification de la page le 14 décembre 2019].
Page accessible en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Une_est_%C3%A0_vous#cite_note-A-1