De l’annonce du décès au deuil national: la mort d'un ancien président français vu par les médias
Cette nouvelle était attendue depuis quelques années déjà mais elle n’a pas pour autant manqué d’émouvoir les français au moment d’être annoncé. Jeudi, Jacques Chirac, homme politique français dont la carrière s’étend sur une cinquantaine d’années, tour à tour maire de Paris, ministre, député, premier ministre ou encore président de la France, est décédé à l’âge de 86 ans. Rapidement, la machine médiatique s’est retrouvée en pleine effervescence, bouleversant ses programmes habituels ou prévus pour relayer cette information et couvrir cet évènement au retentissement important. En comparant le déroulé des quatre derniers jours avec ceux suivant la précédente annonce du décès d’un ancien président français, en l’occurrence François Mitterrand le 8 janvier 1996, il semble intéressant de s’interroger sur la manière dont est traité médiatiquement cet évènement rare mais à forte portée symbolique et émotionnelle de par son aspect patriotique. Le récit qui en est fait suit-il la même trame pour tous les anciens présidents français ou bien est-il raconté de manière différente en fonction de la personnalité du président et du contexte médiatique et technique de l’époque ?
L’annonce du décès
Jeudi 26 septembre 2019, 11h57. Dans une dépêche, l’AFP (Agence France-Presse) informe que Jacques Chirac est décédé, son gendre Frédéric Salat-Baroux déclarant au média qu’il «s’est éteint ce matin au milieu des siens, paisiblement». Très réactives, les chaines d’informations en continu cassent aussitôt leur antenne et passent en édition spéciale. Le téléspectateur peut clairement constater que la nouvelle vient de tomber au fait que les présentateurs viennent d’annoncer un sommaire complètement différent pour leurs journaux de midi (l’incendie impressionnant d’une usine à Rouen durant la nuit a été à la une de l’actualité et largement suivi en direct toute la matinée) et que certains présentateurs, comme celui de FranceInfo ou de LCI, marquent un temps d’hésitation, écoutant visiblement ce que leurs rédactions leur dit par le biais de leurs oreillettes, avant de poursuivre leurs journaux. «C’est un flash de l’AFP, il est 11h57, je le découvre en même temps que vous…» déclare à ce moment-là le présentateur de LCI. Dans ce soucis d’informer instantanément le téléspectateur, la nouvelle est donc rapidement partagée mais il s’avère alors difficile pour les présentateurs durant les minutes qui suivent de meubler l’antenne. En effet, cette nouvelle a un tel retentissement national qu’elle ne peut pas ne pas occuper une majeure partie du journal, mais que dire spontanément de plus à part que Jacques Chirac est décédé ? De toute évidence, en raison de l’état de santé de l’ancien chef de l’Etat, les chaînes étaient préparées à l’annonce de sa disparition puisqu’il n’a pas fallu attendre longtemps avant que des reportages retraçant notamment la carrière politique de Jacques Chirac soient diffusés.
Si elles attendent légèrement plus de temps que les chaînes d’informations en continu, préférant probablement avoir davantage de matière avant de prendre l'antenne, les chaînes généralistes ne tardent pas longtemps avant de basculer à leur tour en édition spéciale. Tandis que TF1 attend la fin de la diffusion de son jeu quotidien «Les douze coups de midi» avant d’enchaîner dès 12h45 sur le JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, France 2, quant à elle, préfère diffuser un bandeau déroulant en bas de l’écran pendant la diffusion de «Tout le monde veut prendre sa place» pour annoncer la nouvelle, avant d’interrompre la diffusion de son jeu quotidien pour diffuser une édition spéciale («Madame, monsieur, bonjour. Il est 12h25. Prise d’antenne exceptionnelle car nous avons appris ce matin le décès de Jacques Chirac» annonce d’emblée la présentatrice du JT de France 2 Marie-Sophie Lacarrau). Sur France 3, le «12/13 régional» à midi prend rapidement l’envergure d’une édition spéciale, se prolongeant longuement sur le «12/13 national» entre 12h30 et 13h, et au-delà sur la suite prévue des programmes. De même pour M6, qui diffuse son rendez-vous quotidien d’information à l’heure habituelle mais dans une durée prolongée.
Illustration: Une du JT de 13h de TF1 le 26 septembre 2019, diffusée à la suite du générique du journal
23 ans plus tôt, le lundi 8 janvier 1996, l’annonce du décès de François Mitterrand n’a pas grand-chose de différent. En dehors du fait que les médias étaient bien moins nombreux à l’époque, la réaction, tenant presque du réflexe, reste la même. A 10h55, une dépêche de l’AFP tombe : le secrétariat de l’ancien chef de l’Etat annonce le décès de ce dernier des suites d’une longue maladie, moins de huit mois après son départ de l’Elysée. A peine deux minutes plus tard, France 2 interrompt ses programmes pour diffuser un flash spécial. «Madame, monsieur, bonjour. Un télégramme laconique du secrétariat de l’ancien président de la République Mr François Mitterrand annonce à l’instant la mort de Mr François Mitterrand.» déclare Daniel Bilalian, présentateur du JT de 20h de France 2 à l’époque, en ouverture de ce flash spécial, sur un ton plus solennel encore que celui pris par le service public pour annoncer la mort de Jacques Chirac.
Illustration: Une du flash spécial de France 2 le 8 janvier 1996 (photo diffusée pendant une trentaine de secondes à la suite du générique du journal, pendant que le présentateur annonce, en fond sonore, la nouvelle)
LCI suit, à son tour, deux minutes après, suivi de TF1 à 11h20 et France 3 à 12h10.
Comme le souligne ces deux illustrations, le décès d’un ancien président français est et reste une information de première importance, éclipsant toutes les autres du fait que cela concerne la plus haute fonction de l’Etat, au point d’entraîner une interruption des programmes pour la communiquer au plus grand nombre. Le fait que les chaînes généralistes se livrent encore aujourd’hui à cette pratique médiatique, malgré l’essor actuel des chaînes d’infos en continu, témoigne bien du caractère exceptionnel, grave et/ou solennel attribué à l’information, faisant passer au second plan les enjeux économiques importants qui incombent à ces chaînes généralistes.
L’hommage
Une fois la nouvelle annoncée, l’heure est à honorer la mémoire du défunt. Micro-trottoirs de français rencontrés par hasard dans la rue pour leur demander l’image qu’ils gardent de l’ancien président, témoignages téléphoniques ou en plateau de personnalités médiatisées plus ou moins proches de lui, diverses archives marquantes de l’ancien chef de l’Etat, reportages, documentaires ou films retraçant sa vie, souvent sous l’angle de l’intime, de l’homme qui se cachait derrière l’homme d’Etat… Tous les moyens sont bons pour parler du défunt sous toutes les coutures. Que ce soit pour le décès de François Mitterrand ou de Jacques Chirac, les JT de 13h et de 20h du jour de l'annonce de leurs décès sont quasiment tous entièrement consacrés à cette nouvelle et durent bien plus longtemps qu’habituellement. Les éditions des jours qui suivent y consacrent encore une page conséquente (ce n’est pas tout de couvrir médiatiquement l’annonce de sa mort, il a aussi celle de la déclaration du président en exercice en hommage à l’un de ses prédécesseurs, la journée de deuil national décrétée, la cérémonie publique officielle, l’hommage populaire dans le cas de Jacques Chirac…). Les magazines quotidiens ou hebdomadaires d’informations consacrent généralement le sujet principal du numéro diffusé ce jour-là ou cette semaine-là à l’ancien président. Pour le décès de Jacques Chirac, les célèbres «guignols de l’info» de Canal+, supprimés en 2018, ont même été ressuscité le temps d’un soir pour rendre hommage à cette personnalité dont la marionnette a probablement été une des mascottes du programme et qui semble involontairement avoir aidé à forger une image plus positive de l’homme politique durant la grande époque du programme dans les années 1990.
Une surmédiatisation qui peut paraître excessive, voire vite tourner à l’overdose pour un certain nombre de téléspectateurs. En effet, pendant que cette actualité occupe largement les médias, pas un mot sur le reste de l’actualité, comme si le monde avait cessé de tourner ou que la société ne tournait qu’autour de cet ancien président français. Ne réfutant pas l’importance qu’a cette nouvelle, une partie du public regrette ainsi simplement que cette médiatisation se fasse au détriment d’autres informations qui ne devraient pas passer inaperçus. Ce constat se ressent lorsque l’on s’attarde sur les audiences des éditions spéciales des programmes. Comme l’illustre le sociologue Paul Yonnet dans «Je ne vous quitterai pas», «le jour de la mort de Mitterrand, il y a un phénomène de répulsion qui se traduit par le report d’un nombre important de téléspectateurs sur un film, pourtant médiocre («Double impact» avec Jean-Claude Van Damme), diffusé sur M6, qui bat à cette occasion un record avec 31,5% de part d’audience dans le prime time […] Au total, le soir même de l’annonce du décès, M6 et France 3, avec deux films, obtiennent 54% de part de marché, TF1 et France 2, avec des émissions sur Mitterrand, 46% seulement.» Il est possible de dresser le même constat pour le décès de Jacques Chirac. France 2, chaîne généraliste qui a la plus mobilisée son antenne le jour de l'annonce du décès de Jacques Chirac, a rassemblé moins de monde devant son écran qu’à l’accoutumée :
Source: Puremédias
Du côté des chaînes d’informations en continu, le réflexe des téléspectateurs visant à se tourner vers celles-ci en cas d’actualité forte est toujours bien ancré, mais il ne semble pas aussi conséquent que ce à quoi nous pouvions nous attendre ou qui a pu être connu par le passé pour d’autres actualités. En effet, entre 12h et 13h, environ 800 000 téléspectateurs étaient devant l’une des quatre chaînes infos (BFMTV, CNews, LCI, FranceInfo), soit 8,5% du public présent devant sa télé à ce moment-là. Sinon, sur l’ensemble de la journée, les résultats de ces chaînes ne sont que légèrement plus élevés par rapport à d’habitude, BFMTV étant celle qui en profite le plus.
Source: Puremédias
Dans ce cas, nous pouvons nous demander comment il est possible d’expliquer ce léger décalage entre la couverture médiatique conséquente de la mort d’un ancien président français et un public moins devant son écran que ce que l’on pourrait s’attendre pour une telle nouvelle. De toute évidence, la couverture médiatique ne semble pas proportionnelle à l’intérêt qu’ont les français pour cet évènement. Il semble déjà nécessaire de rappeler qu’au-delà du statut présidentiel qu’a pu endosser un homme, celui-ci reste avant tout un homme politique, ce qui fait que les français ne sont bien souvent pas autant affecté par une telle disparition que par celle d’une personnalité de la culture par exemple, comme nous avons pu le constater récemment avec la mort du chanteur Johnny Hallyday en décembre 2017, du fait que les français entretiennent de manière générale une relation conflictuelle et complexe avec les politiciens. De plus, la question du contenu des programmations spéciales se pose également. En effet, une fois que le téléspectateur a appris la nouvelle, et éventuellement vu un ou deux reportages concernant la vie du politicien ou la réaction nationale suite au décès, pourquoi voudrait-il regarder un nombre incalculable de documentaires et d’émissions d’hommages qui vont toutes globalement répéter les mêmes choses et remontrer les mêmes images ? Nous pouvons néanmoins constater qu’avec la multiplication des chaînes télés, le traitement fait de la mort d’un ancien président français est plus riche et critique qu’auparavant. Ainsi, le jour-même de l’annonce du décès de Jacques Chirac, les chaînes télés ne manquaient pas de dresser un portrait relativement complet de l’homme politique, y compris en mentionnant les déboires judiciaires qu’il avait dû affronter. De même, le lendemain, certaines chaînes infos avaient proposé des débats sur l’état de la France après la présidence de Jacques Chirac (par exemple, sur LCI, «Fracture sociale : l’échec de Chirac ?» ou bien «Chirac : en avant, marche arrière»). Enfin, comme l’explique Paul Yonnet dans «Je ne vous quitterai pas», il semble aussi que «l’évènement a été fabriqué, mais la fabrication implique le concours au moins passif, semi-distant, de ceux qui sont censés le composer et le faire vivre. Télé, radio et presse écrite proposent des images, des clichés, des bribes narratives ; sondés, les récepteurs répercutent ce qu’ils croient qu’il est convenable de penser et qui leur a été plus que suggéré ; en restituant les résultats du sondage, les médias ne font que se restituer à eux-mêmes leur propre message». En d’autres termes, il faut garder à l’esprit que les médias se font le reflet d’une réalité, mais ne sont pas pour autant le miroir de la réalité.
L’adieu national
Une fois arrivé à la dernière étape du protocole suivant l’annonce du décès d’un ancien président français, la télévision semble aborder cette dernière étape du feuilleton médiatique qu’elle en a fait avec une autre dimension. C’est ce que les sociologues Daniel Dayan et Elihu Katz appellent «télévision cérémonielle» et qu’ils théorisent dans «La télévision cérémonielle : anthropologie et histoire en direct» en 1996. Ce genre télévisuel se distingue des autres puisqu’il ne cherche pas simplement à relater des faits mais plutôt à se mettre à la hauteur d’un évènement que les médias jugent historiques en narrant une histoire captivante, passant par la mise en scène de personnages hors normes et d’images symboliques. Un jeu entre fiction et réalité s’installe alors et une certaine théâtralisation des évènements se trouve finalement au fondement de ce genre. D’après Dayan et Katz, les retransmissions de funérailles font partie, avec les évènements monarchiques et les cortèges militaires, de ce qu’ils appellent les «couronnements». Selon eux, ces évènements ont pour but la consécration de l’action d’un individu, avec pour enjeu principal la valorisation de l’attachement à certaines valeurs traditionnelles de la société.
Face à ça, Dayan et Katz considèrent que «le rôle joué par la télévision consiste pour l’essentiel à illustrer par son récit la définition officielle de l’évènement». En clair, la télévision doit se charger d’un travail de dramatisation en illustrant le caractère solennel de la scène qui se joue. Ce travail peut se faire de différentes manières : la diffusion de gros plans sur les symboles forts et les émotions des individus qui ont fait le déplacement, une focalisation sur le cercueil du défunt (d’autant plus s’il est recouvert du drapeau national ou si son cortège funéraire fait l’objet d’un trajet spécifique), un jeu sur la manière dont le mort est évoqué et présentifié au cours de la cérémonie (portrait encadré, archives imagées ou sonores, citations…), ou encore l’entretien d’un certain «suspense télévisuel» plutôt que d’attendre patiemment le début de la cérémonie (suivi du ballet des voitures officielles devant le lieu de la cérémonie, suivi du respect des différentes étapes des préparatifs de la cérémonie, interviews de personnalités médiatiquement connues et micro-trottoirs de français par des «envoyés spéciaux» en duplex…). Pour l’occasion, tous les moyens techniques et procédés médiatiques possibles sont déployés afin de couvrir comme il se doit l’évènement, ou pour simplement faire un «étalage de rhétorique télévisuelle» comme l’expriment Dayan et Katz. Ainsi, le recours au «split screen», c’est-à-dire à l’écran subdivisé par un procédé infographique en plusieurs sous-écrans, permettant d’avoir plusieurs points de vue de l’évènement, est récurrent.
Illustrations: Utilisation du duplex par France 2 pour suivre à la fois les obsèques privées de François Mitterrand à Jarnac et la cérémonie publique officielle à Paris (images en haut) ; Utilisation du «split screen» par BFMTV et TF1 pour suivre en même temps différents lieux d’intérêts à Paris durant la journée de deuil national en hommage à Jacques Chirac (images en bas)
Nous pouvons également noter celle du «fondu», c’est-à-dire d’un plan fixe sur une image, généralement ici du défunt, s’estompant pour laisser place à un autre plan ou à la séquence suivante. Pour finir, de grands réalisateurs sont souvent sollicités afin que la captation de l’évènement soit impeccable, du fait qu’elle va probablement faire date.
Ainsi, la comparaison entre le traitement médiatique du décès de François Mitterrand et celui de Jacques Chirac nous permet de tirer plus largement deux enseignements concernant le traitement médiatique du décès d’un ancien président français : si cette nouvelle est globalement traité médiatiquement de la même manière que toute autre actualité de grande ampleur, celle-ci n’est pas abordé de la même manière par les médias, et plus particulièrement la télévision, du fait qu’ils ont conscience qu’il s’agit d’une actualité qui va longuement marquer les esprits, tout comme les images de cet évènement qu’ils laisseront à la postérité.
Sources:
- Daniel Dayan et Elihu Katz – "La télévision cérémonielle : anthropologie et histoire en direct" (1996)
- Huffington Post - «Après la mort de Chirac, branle-bas de combat sur les chaînes TV» (26/09/2019)
- INA - «Flash spécial : décès de François Mitterrand» (08/01/1996)
- INA – «Obsèques François Mitterrand : duplex extérieur Notre Dame de Paris» (11/01/1996)
- Benoît Lafon – «Les funérailles télévisées: confrontation distanciée à la mort et naissance de figures tutélaires» («Question de communication», 2011)
- Le blog TV News - «8 janvier… 1996» (09/01/2006)
- Puremédias – «Mort de Jacques Chirac : quelles audiences pour les éditions spéciales ?» (27/09/2019)
- Puremédias – «Mort de Jacques Chirac : quelle audience sur les chaînes info ?» (27/09/2019)
- Najet Toughrani – «La télévision cérémonielle : le cas de l’élection de Barack Obama en 2008» (04/01/2014)
- Paul Yonnet – «Je ne vous quitterai pas» («Le débat», 1996)