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Delphine & Philippe #01: «Skam France»


Nous aurons beau chercher à légitimer au mieux notre argumentation à l’aide d’arguments concrets et techniques, une critique d’une œuvre artistique, telle que pour une série, reste avant tout subjective puisqu’elle fait appel à la sensibilité de chacun, tant de celui ou celle qui la rédige que de celui ou celle qui la lu. Ici, à travers les multiples échanges de deux personnages nommés Delphine et Philippe, assumons pleinement cette part de subjectivité et concentrons-nous sur l’objectif premier d’une critique : une personne essaie de donner envie (ou non) à une autre de voir quelque chose qu’il a vu en exprimant son avis là-dessus. Pour ce premier épisode, penchons-nous sur la web-série diffusée à la fois sur France.tv slash et France 4, «Skam France».




Delphine arrive au niveau de la petite place pavée qu’elle connaît bien pour la fréquenter depuis plusieurs années déjà. Il ne lui reste plus qu’à la remonter, tout en esquivant les quelques voitures qui circulent à allure modérée dont elle croise la route à ce moment-là, avant d’arriver à destination. Une fois devant le lycée, la jeune femme descend de son vélo et finit les derniers mètres qui séparent le porche du bâtiment principal pied à terre. Voilà que retentit la sonnerie signifiant la reprise des cours pour l’après-midi. Elle se dit alors spontanément qu’elle ferait mieux de hâter le pas, puis se rappelle qu’il y a bien longtemps qu’elle ne se trouve plus à la place de ces élèves, et que son prochain cours n’est que dans deux bonnes heures. Elle n’y peut rien, cette sonnerie la renvoie systématiquement à son enfance d’écolière. Non pas qu’elle était une habituée des retards, simplement les choses ne se passaient jamais comme elle le voulait, ce qui faisait qu’elle arrivait toujours in-extremis. Quoi qu’il en soit, elle semble ici avoir largement le temps de rendre une petite visite à son amie la documentaliste. Une fois qu’elle a soigneusement attaché son vélo au râtelier de manière à être certaine de le retrouver au même endroit en repartant, Delphine rejoint le bâtiment principal et monte péniblement les trois étages qui la sépare du repère de son amie. La jeune femme a soudainement l’impression de se retrouver au cœur d’une fourmilière, tant les déambulations de tous ces élèves qui s’activent autour d’elle la trouble. Au moins, à cette heure, le CDI devrait être relativement calme. Arrivée devant la vieille porte blanche du local, sur laquelle est indiquée la fonction de la salle et ses horaires d’ouverture, Delphine toque trois coups à la porte, comme n’importe quel élève, avant de l’ouvrir et de rentrer dans le CDI.


- Salut Mona, comment vas-tu ? lance Delphine à l’attention de la documentaliste derrière son bureau, juste à côté de l’entrée de la salle, en train de lire un livre dont la jeune femme ne perçoit pas la nature dans un premier temps.

- Oh, bonjour Delphine ! Ça va bien ! Installe-toi ! Fais comme chez toi ! lui répond t-elle, glissant un marque-page à la page où elle est arrivée dans sa lecture, avant de refermer et de poser son livre sur son bureau, puis de se lever, comme pour accueillir Delphine, toujours empreint de tout l’aplomb qui la caractérise.


Là-dessus, Delphine enlève son sac à dos de son dos et le pose au pied de la chaise qui fait face au bureau de la documentaliste. Puis, la jeune femme enlève sa veste en cuir noir et la pose sur le dossier de la même chaise, sur laquelle elle s’assoie ensuite. Pendant ce temps-là, la documentaliste se rapproche du devant de son bureau, sur lequel elle décide de s’appuyer, semble t-il pour pouvoir simplement être plus proche de Delphine pour pouvoir discuter avec elle.


- Il n’y a pas grand monde aujourd’hui à ce que je vois… constate Delphine, en jetant un coup d’œil à l’ensemble de la salle derrière elle, comme cherchant un moyen de lancer la conversation.

- Effectivement… En même temps, en début d’après-midi comme là, j’ai peu de chance de voir du monde ! Soit les élèves ont cours, soit ceux et celles qui reprennent plus tard préfèrent sans nul doute prolonger leur repas ou se la couler douce où qu’ils soient ! En plus, il fait beau aujourd’hui ! Bref, si tu veux me croire, ceux que tu vois là sont ceux qui n’ont pas particulièrement eu le choix ! Et encore, pour la plupart, ils sont là sans être véritablement là ! lui répond t-elle.

- Comment ça ?

- Oh, on ne dirait pas comme ça, mais un bon nombre d’entre eux viennent ici pour pouvoir regarder tranquillement des séries sur leur tablette, ce qu’ils ne peuvent pas faire en allant en permanence !

- Ah oui ?

- Et oui ! Pour un maximum de discrétion, ils en viennent bien souvent à les suivre avec des sous-titres, pour éviter d’avoir l’air suspicieux avec des écouteurs ! En ce qui me concerne, ça ne me dérange pas plus que ça, ils sont silencieux au moins ! Et puis, je me dis qu’ils pourraient occuper leur temps plus inutilement que ça !

- C’est sûr que c’est du temps qu’il ne consacre pas à réviser leurs cours et à faire leurs devoirs, mais ça fait au moins travailler leur imagination, c’est déjà ça…

- Tout à fait ! Et quitte à suivre des séries avec des écouteurs, j’espère au moins qu’ils le font en version originale, éventuellement avec des sous-titres ! Ça leur ferait un bon exercice d’entraînement à la compréhension de langues étrangères comme ça !

- C’est clair ! Les profs de langues le disent ! Mine de rien, je suis aussi convaincue que le cerveau intériorise plus facilement l’apprentissage d’une nouvelle langue s’il est exposé régulièrement à celle-ci.

- Certainement ! En tout cas, en ce moment, c’est une série bien française qui semble avoir leurs faveurs…

- Comment ça ? Comment tu le sais ?

- A ton avis ? Je leur ai demandé, tout simplement ! Je suis déjà bien sympa de les laisser faire, ils peuvent au moins me dire ce qu’ils regardent ! Et puis, il n’y a pas que toi qui est sériephile tu sais !

- Ce n’est pas faux ! Et qu’est-ce qu’ils aiment bien regarder en ce moment ?

- «Skam» ! Je me suis un peu renseigné dessus, il s’agit de l’adaptation d’une série norvégienne à succès… Elle est diffusée depuis début 2018 sur le service public. Pour info, j’ai appris que «Skam» signifie «honte» en norvégien !

- D’accord ! Mais pourquoi l’avoir adapté en France plutôt que de l’avoir simplement importé ? Et pourquoi ce nom ?

- Deux minutes ! Laisse-moi te faire un pitch de la série et tu comprendras mieux en quoi tout est lié !

- Ok ! Dans ce cas, de quoi parle cette série ?

- En fait, la série suit une bande de copines assez attachantes, Emma, Manon, Imane, Daphné et Alexia, dans leur quotidien de lycéennes et toutes les problématiques que les jeunes peuvent rencontrer à cet âge.

- Dit comme ça, le concept de base a l’air assez banal, et j’ai du mal à voir en quoi la série se distinguerait de celles qui ont déjà tenté de s’aventurer sur ce terrain par le passé…

- J’y arrive ! L’une des particularités de la série est que chaque saison est centrée sur un des personnages, et propose donc une intrigue spécifique autour de celui-ci, ce qui permet certainement aux scénaristes d’avoir suffisamment le temps pour pouvoir développer chacun des personnages et leur apporter de la consistance… Pour autant, les autres personnages ne sont pas négligés et continuent d’évoluer dans une moindre mesure en parallèle de ça. En fin de compte, il faut voir une saison comme un zoom, et pas un aparté sur un personnage.

- Je vois… Ce n’est pas comme les autres séries qui essayent de faire avancer un peu l’intrigue de chacun de ses personnages dans chaque épisode, comme dans les feuilletons, ou bien qui consacrent un ou deux épisodes par saison à ça après que l’on ait suivi leurs aventures, à l’instar des séries policières…

- Tout à fait, ça semble être un des partis-pris de la série ! Mais ce n’est pas le seul !

- Ah oui ?

- Oui ! D’après ce que m’a raconté une élève que j’ai surprise l’autre jour à suivre la série, l’autre originalité de cette série est qu’elle se découvre en temps réel!

- C’est-à-dire ?

- Et bien chaque séquence qui compose un épisode est partagé en ligne le jour et à l’heure à laquelle l’action de la scène est censée se dérouler dans la fiction ! Après, rien n’empêche d’attendre la fin de semaine pour regarder directement l’épisode en entier !

- D’accord… Voilà qui est original ! Le fait de découvrir l’épisode petit à petit par bribes titille sans nul doute la curiosité du spectateur, qui reste à l’affût, ne sachant jamais à l’avance quand la suite va arriver. C’est malin comme stratégie pour fidéliser un public !

- Et encore, c’est sans compter sur le fait que les spectateurs peuvent suivre les péripéties de leurs personnages, que ce soit à travers des photos ou des vidéos, via des comptes Instagram crées à leurs noms et alimentés par leurs interprètes ! D’après ce que m’a dit l’élève dont je te parlais, ça la rend encore plus accro à la série parce que ça contribue au réalisme voulu par la série, dans le sens où elle a véritablement l’impression par moments de connaître les personnages, qu’il s’agit de jeunes comme d’autres qu’elle fréquenterait…

- Ca ne m’étonne pas ! Tout semble visiblement fait pour que les spectateurs soient entièrement plongés dans l’expérience de la série ! Mais entre l’intrigue et la manière dont la série est diffusée ou communique, est-ce que la série ne vise pas exclusivement un public jeune ?

- Je ne pense pas ! Il est clair que les jeunes doivent y être plus sensibles du fait qu’ils soient davantage susceptibles de se reconnaître dans ses personnages et les situations qu’ils traversent. D’un autre côté, l’essence de cette série se trouve, à mon sens, dans ces «skam», c’est-à-dire ces diverses expériences de vie qui ne se passent pas toujours comme nous l’aimerions et qui forgent ce que nous sommes, des «skam» que connait, ou qu’a connu, n’importe quel spectateur et qui sont ressenties à un moment ou un autre de la série par chaque personnage en pleine adolescence. Je le vois bien à la maison avec mon gamin. Il ne me raconte pas toute sa vie, mais je ne suis pas aveugle pour autant. Je vois bien que des choses le travaillent constamment. L’adolescence, ce n’est pas que des études, des histoires d’amour, de jalousie, d’alcool, de sexe ou de soirées. C’est plus que ça. C’est aussi parfois des confrontations à des questions comme le cyberharcèlement, la solitude, l’homosexualité, la contraception, l’affirmation et l’acception de soi, la foi, le racisme, ou encore des maladies comme la bipolarité. Des quelques épisodes que j’ai eu la curiosité de regarder (oui parce que les épisodes font à peine vingt minutes donc cela va assez vite à regarder…), cette série souligne bien l’importance de cette période pour l’individu du fait de sa richesse. C’est ce qui fait, je pense, que cette série parle véritablement aux adolescents, mais devrait également l’être pour leurs parents, dans la mesure où elle aide à mieux les comprendre en comprenant mieux ce qu’ils peuvent traverser. Et pour en revenir à ta question de tout à l’heure, l’adaptation semblait du coup nécessaire puisque la jeunesse française n’est pas la jeunesse norvégienne, elle n’évolue pas dans la même société et n’a pas à faire aux mêmes problématiques…


Delphine acquiesce de la tête depuis le début de l’explication de Mona, paraissant susciter de plus en plus d’intérêt chez elle.


- Ma foi, tu ne m’aurais pas parlé de cette série, je serais certainement passé à côté d’elle du fait que j’en serais certainement resté à l’aspect «teen serie», mais je reconnais que tu as réussi à me donner envie de lui donner une chance.

- J’en suis ravie ! Peut-être que ça sera une aussi bonne surprise pour toi que ça l’a été pour moi !

- Je le souhaite !

- En tout cas, de ce que j’ai lu à propos de la série, le succès est tel en France que France Télévisions a décidé de commander une cinquième saison, une première pour la série dont les nombreuses adaptations en sont toujours restées au schéma narratif imaginé par la série originelle norvégienne, composé de quatre saisons. Je pense du coup qu’il sera intéressant de voir comment le service public parviendra à continuer de faire évoluer la série tout en ne dénaturant pas la série originelle.

- Tiens donc ! Effectivement, ça sera intéressant de suivre ça de près ! En tout cas, de ce que tu me racontes, cette série me fait drôlement penser à une série britannique des années 2000, «Skins», tu connais ?

- Oui, de nom, mais je ne l’ai jamais vu.

- Bon, le côté quelque peu subversif en moins, bien entendu, service public oblige (ne nous lançons pas non plus dans des comparaisons foireuses), mais l’idée de base est proche je trouve…

- Si tu le dis…


Là-dessus, la conversation est interrompue par l’arrivée d’un élève, certainement renvoyé de permanence au vue de l’heure avancée dans l’heure de cours à laquelle il arrive. Quoi qu’il en soit, il ne traîne pas avant de s’installer rapidement à l’une des nombreuses tables vides à cette heure du CDI.


- Et sinon, ton projet de concours d’éloquence ouvert à tous les élèves du lycée, ça en est où ? Ca avance bien ? reprend la documentaliste, passant ainsi du coq à l’âne.

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