Entre fiction et réalité : quand le doute est semé entre un personnage et son interprète
Alors que ce novice en politique a mené une campagne atypique, annonçant sa candidature en direct le 31 décembre sur une chaîne privée à la place des vœux présidentiels, et préférant partager de courtes vidéos sur les réseaux sociaux ainsi que continuer ses activités d’acteur et d’humoriste plutôt que de faire campagne à travers des meetings et des interviews, l’ukrainien Volodymyr Zelensky a été élu, à la surprise générale, président de l’Ukraine avec 73% des voix en mai dernier. Au-delà de toute considération politique, son élection pose une question intéressante sur le plan médiatique. En effet, il constitue une illustration supplémentaire de la frontière floue et poreuse entre fiction et réalité qui semble exister.
«Il joue avec un tel naturel qu’on oublie presque qu’il s’agit d’un rôle»
Dernier exemple en date donc, l’élection présidentielle ukrainienne. Alors que le scrutin annonçait un affrontement entre le président sortant Petro Porochenko et l’ex-première ministre Loulia Timochenko, l’irruption inattendue de l’acteur et humoriste Volodymyr Zelensky dans la campagne a complètement rebattu les cartes, contre toute attente. Pourtant, sa seule «expérience» du pouvoir réside dans le rôle qu’il a tenu pendant trois saisons entre 2015 et 2019 dans la série ukrainienne à succès «Serviteur du peuple». Dedans, il y joue un professeur d’histoire d’un lycée ukrainien, propulsé du jour au lendemain au poste le plus haut et prestigieux du pays après qu’une vidéo de lui prise à son insu par ses élèves, dans laquelle il s’emporte contre la politique politicienne et la corruption qui gangrène la sphère politique du pays, ait fait le buzz sur internet.
Dès lors, pour tenter de remporter l’élection, Zelensky ne s’est pas privé de capitaliser sur le capital sympathie que lui apporte son personnage, espérant que sa popularité se traduise en vote à son intention. Pour preuve, une vidéo partagé par lui-même sur Facebook lors de sa campagne, et dans laquelle il entretient clairement cette confusion possible auprès de la population entre le personnage qu’il joue et l’individu qu’il est, en disant «Je ne suis pas Vasyl Holoborodko. […] Je partage cependant ses principes, et ses valeurs.» Et pour compte, son personnage, Vasyl Holoborodko, a tout de quelqu’un de sympathique : il semble simple, honnête, fidèle à ses principes et pleins de bonnes intentions malgré une certaine naïveté. «Dès la diffusion de la première saison, les gens se sont mis à interpeller Zelensky dans la rue en l’appelant ‘’Monsieur le Président !’’ se souvient Aleksey Kiryushchenko, réalisateur de la série, contacté par «Franceinfo». «C’est vrai qu’il épouse à 100% le personnage de Holoborodko. Il joue avec un tel naturel qu’on oublie presque qu’il s’agit d’un rôle. Et il n’apprend jamais ses textes par cœur, donc, dans la série, il s’exprime toujours avec ses propres mots, ça vient du cœur» explique t-il. Et bien que ses détracteurs l’aient accusé de mener une campagne improvisée, rien ne semble pourtant avoir été laissé au hasard. En témoigne par exemple le nom de son parti, crée spécialement pour l’occasion, nommé «Serviteur du peuple», comme la série dont il est le personnage principal. «Au début de sa campagne électorale, il voulait prendre de la distance par rapport au héros de ‘’Serviteur du peuple’’. Il a tenté de se poser en politicien classique mais cela ne marchait pas. Il a alors décidé d’assumer pleinement son personnage de fiction : celui d’un populiste de haut vol.» considère Vadim Omeltchenko, expert en politique ukrainienne et président de l’institut «Gorchenine», lors d’une interview accordée au «Monde».
Une confusion inconsciente ou voulue ?
Avant Volodymyr Zelensky, d’autres personnalités sont passées par la case fiction, que ce soit le petit ou le grand écran, avant de prétendre à un poste politique d’envergure. Ainsi, avant d’être président des Etats-Unis entre 1981 et 1989, Ronald Reagan était acteur de profession. Entre 1937 et 1965, il a d’ailleurs joué dans une cinquantaine de films et une quinzaine de séries télévisées, souvent à petit budgets, si bien qu’il a progressivement acquis la réputation d’acteur de série B. De même, avant d’être à son tour élu président des Etats-Unis en 2016, Donald Trump était notamment connu pour ses nombreuses apparitions dans des séries télévisés (dont «Le prince de Bel-Air», «Une nounou d’enfer» et «Sex and the city») et films (comme «Maman, j’ai encore raté l’avion») depuis les années 1990 pour jouer son propre rôle, ainsi que dans l’émission de téléréalité «The apprentice» en tant qu’animateur et producteur entre 2004 et 2015. Pour autant, dans ces deux cas, il semble difficile de pouvoir prétendre que les deux personnalités ont joué de leur passé d’acteur pour remporter l’élection qu’ils briguaient, notamment du fait qu’ils n’ont jamais joué de rôle récurrent, et donc qu’aucun des deux n’a vu son image être associée à celle d’un personnage emblématique qu’il aurait incarné. Néanmoins, nous pouvons estimer que la sympathie et la popularité acquise auprès d’une partie de la population en tant qu’acteur de la culture populaire américaine ait pu avoir une incidence quelconque sur le résultat des scrutins.
Au-delà des aspirations politiques qui peuvent motiver de nombreuses personnalités à jouer sur la confusion possible entre fiction et réalité, il faut souligner que certaines personnalités ont également opté pour cette stratégie afin de défendre leur image ou de promouvoir leur activité. Ainsi, c’est le cas de l’acteur américain Kevin Spacey, accusé d’agressions sexuelles par plusieurs hommes et sur le point d’être inculpé par la justice américaine pour attentat à la pudeur contre un adolescent. En décembre dernier, il a posté une vidéo sur les réseaux sociaux, dans laquelle il tente de clamer son innocence. Seulement, ce qui peut surprendre dans sa défense, c’est la forme qu’elle prend. En effet, la vidéo est intitulée «Let me be Frank», un jeu de mot pouvant signifier à la fois «Laissez-moi être franc» et «Laissez-moi être Franck», du prénom du personnage principal qu’il incarnait dans la série à succès «House of cards». De plus, l’acteur s’adresse ici directement à la caméra, donc au spectateur, comme son personnage le faisait régulièrement dans la série de Netflix. Enfin, l’acteur reprend la même élocution que son personnage, évoquant les actions et manigances de celui-ci tout en insinuations, au point qu’il semble évoquer les accusations qui le visent dans la réalité. L’enjeu de cette vidéo semble donc à peine dissimulé : jouer sur la confusion entre fiction et réalité afin que les fans de la série et du personnage de Frank Underwood soient épris d’une certaine complaisance, voire dévouement (aveugle ?) à son égard et qu’ils se rallient à sa cause. Pour rappel, dans la série, Kevin Spacey incarne un personnage tout à fait antipathique, n’hésitant pas à manipuler et à accomplir les pires inconvenances et crimes pour parvenir à ses fins.
Interprètes, spectateurs, tous responsables ?
L’enjeu réside donc dans le fait de savoir faire la distinction entre les intentions et les agissements des personnalités. Mais il ne faut pas non plus oublier la réception qu’en fait le public, puisqu’il serait réducteur de prétendre que les personnalités sont les seuls responsables de cette confusion entre fiction et réalité alors qu’il faut nécessairement une cible qui tombe dans le panneau pour qu’on puisse parler de confusion. Le romancier américain Stephen King illustre bien ce propos dans la littérature à travers son ouvrage «Misery», paru en 1987. En effet, l’auteur raconte l’histoire d’un écrivain recueilli, à la suite d’un grave accident, par l’une de ses admiratrices, qui n’hésite pas, après avoir découvert qu’il compte tuer son personnage favori dans son nouveau livre, à employer des moyens extrêmes pour le pousser à le ressusciter. Bien qu’il ne s’agit ici que d’un exemple de fiction, nous pouvons fort bien imaginer des groupies, c’est-à-dire des fervents admirateurs d’une personnalité quelconque et dont la dévotion pour celle-ci est entière et sans réserve, adopter des comportements qui semblent inattendus, disproportionnés et anormaux vis-à-vis de la personnalité en question. Pour prendre une illustration plus récente, nous pouvons parler du cas de l’acteur américain Justin Prentice, alias l’insupportable Bryce Walker dans la série de Netflix «13 reasons why», qui s’est vu, au moment de la sortie des deux premières saisons de la série, particulièrement attaqué sur les réseaux sociaux par des internautes l’accusant de «violeur», confondant visiblement l’acteur avec le personnage qu’il joue, celui d’une brute et d’un violeur en série.
Ainsi, les personnalités ne sont pas exsangues de tout reproche dans cette confusion, qui constitue finalement l’un de leurs objectifs en tant qu’acteur, étant donné que cela signifie, si elle est atteinte, qu’ils jouent un rôle de manière crédible. Seulement, comme nous pouvons le constater au vue des deux exemples précédemment cités, nous pouvons nous demander s’il n’arrive pas également par moments que les spectateurs fassent eux-mêmes preuve d’un manque de discernement entre fiction et réalité et qu’ils s’enfoncent d’eux-mêmes dans une confusion qui n’est en aucun cas provoquée et entretenue par les personnalités concernées. Mais si personne ne pousse un individu à faire cette confusion, pourquoi lui arrive t-il de la faire ? Les raisons semblent plurielles, au moins aussi nombreuses que le nombre de personnes qui y sont soumises, étant donné que chaque cas semble particulier dans cette situation. Néanmoins, une des raisons semble plus évidente et récurrente que les autres : l’identification ou la répulsion à un personnage vis-à-vis des valeurs ou du parcours de vie du spectateur. En effet, un spectateur a plus facilement tendance à réagir si les propos et les actions tenus par un personnage rentre en écho avec les siens. En d’autres termes, un spectateur aura, par exemple, plus facilement de la sympathie envers un personnage dont il partage les valeurs défendues ou qui adopte le comportement de quelqu’un qui a manqué à la propre existence du spectateur, sympathie qu’il étendra spontanément à l’acteur qui l’incarne, comme si l’interprète partage nécessairement des points communs avec son personnage pour le jouer.